Pour les hymnographes byzantins, le Carême est avant tout le temps du repentir (καιρὸς τῆς μετανοίας). Cette expression revient très fréquemment dans le Triodion pour exprimer la théologie de ce temps favorable (2 Cor, 6,2). Le repentir est si intimement uni au jeûne et à l’ascèse qu’on peut employer indifféremment l’expression : « période de la tempérance » (καιρὸς τῆς ἐγκρατείας) ou « temps du jeûne » (χρόνος τῆς νηστείας). La métanoia est au cœur de la spiritualité du Triode, car elle est « la reine des vertus ». Sans cette souveraine, aucune œuvre ne peut être accomplie : elle est indispensable au salut parce qu’elle engendre toutes les autres vertus. L’entrée dans la période du Carême correspond à l’ouverture des « portes du repentir », qui nous offrent à nouveau l’accès au Paradis, dont la désobéissance d’Adam avait fermé les portes, et ferment dans l’âme l’« entrée des passions ». […]
La conversion n’est pas un acte solitaire, elle résulte d’une « synergie », de la coopération de l’homme et de Dieu. En quittant la terre étrangère des passions pour revenir chez son père, le prodigue a « précipité » la miséricorde divine en lui offrant l’occasion de se manifester. Et le Père vient au-devant de lui pour le recevoir dans ses bras : « Comme il était encore loin, son père l’aperçut, fut pris de compassion, courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers » (Lc 15,20).
La métanoia détruit radicalement le péché et change les ténèbres en lumière par l’effet de la seule grâce divine. Car, étant le seul Pur et exempt de toute souillure, Dieu seul peut pardonner. Respectant toutefois la liberté de sa créature, Il attend patiemment que l’homme accomplisse le premier pas de ce retour.
« Ainsi dit le Seigneur, je ne veux pas la mort du pécheur, mais que l’impie se convertisse de sa voie mauvaise et qu’il vive » (Éz 33, 11).
Plus précisément, c’est le Christ, par son Économie, qui nous conduit au repentir et nous convertit à Lui, car Il veut sauver tous les hommes. Le pénitent est semblable à la brebis perdue que le Christ Bon Pasteur vient rechercher. Il est également la « drachme frappée à l’effigie du Roi », pour laquelle le Christ s’incarna afin d’en restaurer l’« image » ternie.
Selon l’exégèse traditionnelle transmise par les hymnographes, la parabole du Fils Prodigue est, en effet, un condensé de l’Économie de la Rédemption. La hâte du père qui vient au-devant de son fils repentant en lui tendant les bras symbolise la condescendance du Verbe qui « vient au-devant » de l’homme déchu par l’Incarnation. Le Christ étendit ses bras sur la Croix pour compatir à toute l’humanité et la ramener dans le sein paternel en la déifiant, comme le père de la parabole étendit les bras pour recevoir tendrement son fils. Le Christ est aussi représenté par le veau gras immolé, objet de la joie éternelle des invités au banquet eschatologique.
« Pénétrons, frères, la puissance du mystère, car le fils prodigue revient de son péché vers le foyer paternel. Le Père très bon vient à sa rencontre pour l’embrasser, il lui fait don à nouveau des signes de sa propre gloire et en immolant le veau gras, il lui prépare au ciel un mystique banquet, afin que nous menions une vie digne du Sacrificateur, le Père, Ami des hommes, et du glorieux Sacrifice, le Sauveur de nos âmes. »
Hymne du Triode
Nicéphore Calliste Xanthopoulos pousse même le détail de l’exégèse jusqu’à voir dans l’habit donné par le père le symbole de la tunique baptismale, dans l’anneau la grâce du Saint-Esprit accordée par la Chrismation, dans les sandales le signe de la restauration de la liberté de l’homme et de sa victoire sur les démons, et dans le veau gras la communion au Fils immolé. L’eucharistie couronnant ainsi le repentir du prodigue comme la course du Carême.
Pour saint Grégoire Palamas, les deux phases de la synergie symbolisées par cette parabole représentent les deux étapes de la vie spirituelle. La conversion, ce qui dépend de nous, est le début du penthos et de la métanoia, alors que le retour dans les bras du père marque la fin du penthos qui ignore les peines et les douleurs. On pourrait transposer ces deux étapes dans le cycle du Triode et suggérer que la Quarantaine représente l’élan de conversion du prodigue alors que la Grande Semaine serait l’image de la part de Dieu, de l’impatience divine qui vient au-devant des pécheurs par l’Incarnation et son sommet : la Passion-Résurrection. Mais, nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois, la théologie orthodoxe n’admet pas une stricte séparation entre la nature et la grâce, entre l’acte humain et l’acte divin. Le chrétien qui est engagé sur la voie de la déification ne sort pas de sa nature, mais la restaure dans son dynamisme originel. En épousant le « tropos » de la vertu, il se conforme au comportement divino-humain du Christ dans lequel la nature divine et la nature humaine se compénètrent parfaitement (περιχώρησις). Les premiers élans du repentir, qui semblaient ne relever que de la volonté libre du pécheur, ne sont en fait possibles que parce que l’Économie de la Rédemption est déjà accomplie et que le Christ a ouvert les « portes du repentir ». La filiation a été restaurée par le sacrifice du Fils unique, il reste désormais simplement à l’actualiser pendant le Carême par les œuvres de l’ascèse et de l’amour du prochain, afin de faire de la Quarantaine une « petite Pâque » :
« Le Christ s’est incarné pour appeler au repentir les voleurs et les prostituées. Repens-toi mon âme, déjà la porte du Royaume est ouverte et nous y sommes devancés par les pharisiens, les publicains et les adultères repentis. »
Hymne du Triode
Hiéromoine Macaire de Simonos Pétra
Le hiéromoine Macaire, du monastère de Simonos Pétra (Mont-Athos), est l’auteur du Synaxaire français en six volume, ainsi que d’une étude sur le Triode : Mystagogie du Grand-Carême, essai de théologie du temps liturgique, aux éditions Apostolia.
Source : Mystagogie du Grand Carême – essai de théologie du temps liturgique, éd. Apostolia, p. 73-99.
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