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Mettre fin à la vie : au nom de quoi ?

Photo : Victor Agassant.

L’intervention active dans le processus naturel de la fin de vie d’une personne malade est souvent motivée, voire apparemment justifiée par de bonnes intentions qui peuvent se résumer par le souci légitime de défendre la dignité du malade. On tient à faire tout ce qui est possible pour que la personne achève sa vie « dans la dignité ».

Avec les progrès de la médecine et l’avènement de l’individu depuis deux siècles de modernité, petit à petit et sans crier gare, une nouvelle conception du corps s’est imposée. Dans notre société post-chrétienne le corps a désormais été valorisé à tel point qu’il est devenu le lieu principal d’identité du sujet humain. Cela va de pair avec la haine de la vieillesse, considérée comme l’avant-garde de la mort, et l’admiration de la jeunesse, supposée dynamique, performante et invincible. Le corps étant devenu le sanctuaire du bonheur subjectif, la notion de dignité s’est réduite à cette seule dimension subjective individuelle.

Le rapport à la souffrance en son corps devient le point d’exercice de la volonté du sujet : la souffrance est acceptable mais pour autant qu’on y consent et le corps se devra d’être ce que le sujet veut qu’il soit : il devra correspondre aux visées du sujet individuel.

Dans cette évolution sociétale, on aboutit progressivement à considérer que l’altération du corps équivaut à l’altération de la personne et finalement à une existence indigne. Ce déplacement anthropologique insidieux doit être pris en considération pour mesurer l’appréciation individuelle et collective de la notion de dignité. Le risque est de plus en plus courant de confondre la personne avec son état corporel, avec les conséquences médicales qui peuvent en découler. On entend même des personnalités médiatiques, parmi lesquelles le président de la République lui-même, déclarer publiquement qu’elles veulent, le jour où cela viendra, tout contrôler et maîtriser leur propre mort.

Qu’est-ce donc qu’une situation humainement indigne ?

Je rappellerai que pour l’Eglise la croix, signe glorieux de la mort-résurrection du Christ est un symbole ambivalent. En effet, elle apparaît souvent comme un signe scandaleux pour le monde, rappelant la mort terrible et dégradante dont le Christ a été frappé. Par amour pour les hommes, Il a volontairement accepté de mourir de la façon apparemment la plus indigne qui soit, comme le dernier des criminels, humilié, exécuté par l’un des instruments de torture les plus horribles de son époque. Dans le 4e cantique du Serviteur souffrant (Isaïe 52-53), nous lisons la prophétie suivante :

« De même que beaucoup ont été dans la stupeur en voyant (mon Serviteur), – tant il était défiguré, son aspect n’étant plus celui d’un homme, ni son visage celui des enfants des hommes –, ainsi il fera tressaillir des nations nombreuses […] il n’avait ni forme ni beauté pour attirer nos regards, ni apparence pour exciter notre amour. Il était méprisé et abandonné des hommes, homme de douleurs et familier de la souffrance, comme un objet devant lequel on se voile la face »

(Isaïe 52,13-53,3).

Chaque être humain en position de faiblesse, de passivité et d’abandon – notamment dans la maladie ou l’agonie – peut être vu comme une figure du Christ sur la croix. Certaines déchéances physiques peuvent sembler porter atteinte à la dignité humaine, mais que savons-nous de la vie intérieure de la personne malade ? N’est-ce pas la réduire trop vite à son état corporel ?

Dans le regard que nous portons au malade, quelque chose d’essentiel se joue : notre regard en reste-t-il à l’épaisseur de la chair malade, ou notre œil intérieur s’efforce-t-il de discerner l’âme qui l’anime ? Est-ce que nous réduisons la personne à son corps et à son état au moment où nous la voyons ou pouvons-nous dans la grâce de l’Esprit Saint réaliser le fait qu’elle est une image du Dieu éternel ?

La dignité de la personne ne peut pas se réduire à son corps. A la lumière de notre foi en la résurrection du Christ, nous savons que la dignité personnelle est cachée et transcende la réalité corporelle, que cette dignité transcende d’ailleurs toute la réalité du sujet humain : sa raison et sa conscience. C’est une question fondamentale, car si nous réduisons la personne humaine à son corps ou à la maîtrise qu’elle a d’elle-même, nous estimerons immédiatement que certaines situations font que la vie ne mérite plus d’être poursuivie. Cela n’est pas acceptable en perspective chrétienne.

Qu’est-ce que la personne humaine ?

Qu’est-ce donc que la personne humaine ? Il faut répondre tout d’abord qu’elle n’est pas un quoi, mais toujours un qui indéfinissable, à l’image même d’un Dieu qui nous dépasse.

La personne humaine procède d’une relation fondatrice : elle vient de la volonté aimante du Dieu créateur, de l’appel divin à l’existence qui est adressé à chaque être humain, un appel assorti d’un projet dont la réalisation dépasse les limites étroites de nos vies terrestres et qui vise le Royaume céleste pour lequel nous avons été faits.

Nul, dès lors, n’est en droit de mettre fin à une vie face à une personne dont la dignité ne peut se réduire à son état de conscience ni à son état physiologique ou psychologique.

Tout le problème, cependant, est que cette dignité personnelle, cette « personnéité » est à la fois un don et une promesse et semble parfois demeurer inaccomplie, à l’issue d’une vie. Olivier Clément disait que nous sommes ici-bas des embryons de personnes. L’être humain est une personne en germe en tant que créé à l’image de Dieu, mais il ne devient réellement et pleinement personne qu’à travers l’accomplissement de la ressemblance à Dieu et c’est tout le chemin de la sainteté qui nous est proposé dans la vie ecclésiale… Le sens de la chute c’est la coupure avec le Dieu vivant, et la perte pour l’homme de la possibilité de réaliser son existence personnelle. Celle-ci n’est possible que dans la mesure où l’homme porte en lui tout ce qu’il vit et l’offre à Dieu dans une offrande permanente.

Pour conclure

Comme le rappelle le document du Patriarcat œcuménique « Pour la vie du monde, vers un éthos social de l’Eglise orthodoxe », le cours de la vie humaine sur terre débute au moment de la conception dès le sein maternel, se poursuit en principe de l’enfance à l’âge adulte et culmine dans la mort corporelle. L’Église cherche à accompagner l’âme chrétienne tout au long de son cheminement, en lui fournissant les moyens d’atteindre la sainteté. À chaque étape de l’existence, l’Église propose divers modèles de vie en Christ, diverses vocations de vie tournées vers la recherche du Royaume de Dieu et de sa justice.

L’euthanasie est étrangère à la vision chrétienne de la vie, même si des situations exceptionnelles peuvent se présenter ponctuellement. Mais il n’appartient pas, inversement, à une démarche chrétienne de prolonger les souffrances de la chair par peur de l’inévitable, ou de s’accrocher à ce monde au-delà du raisonnable. Il ne faut pas craindre la mort lorsqu’elle intervient dans la grâce de Dieu. L’Église réconforte ceux qui pleurent, elle pleure ceux dont les proches ont quitté cette vie et prie pour les défunts.

Le plus important c’est que les chrétiens restent dans une attente paisible et confiante face à leur déchéance physique possible, et face aussi à celle de leurs proches. Le credo de Nicée-Constantinople l’affirme : « J’attends la résurrection des morts et la vie du siècle à venir ». Le chemin de la déification entamé ici-bas se poursuivra dans l’éternité, car en Christ nous serons « transformés, […] allant de gloire en gloire » (2 Co 3,18).

Michel Stavrou

Michel Stavrou est doyen de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (Paris), professeur HDR de théologie dogmatique et chercheur en études byzantines à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Source : Extrait d’une communication donnée dans le cadre d’une conférence-débat organisée par le Vicariat (métropole grecque) en 2023, publié avec l’autorisation de l’auteur.

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