Pâques, dans l’Église orthodoxe, est un événement de lumière. « Tout est rempli de lumière : le Ciel, la terre et les enfers ». Le prêtre sort du sanctuaire, se tient dans dans l’église sombre avec un cierge allumé et dit : « Venez prendre la lumière à la lumière sans déclin ; et glorifiez le Christ, le seul qui est ressuscité d’entre les morts ! »
La nuit de Pâques, plus que jamais, apparaît la réalité que nous sommes sur le pas de la porte entre deux mondes ; ou que ces deux mondes, même, se superposent : la réalité du Royaume et la réalité du monde créé par Dieu, mais encore déchu, règne de la mort. Quand on chante « et à ceux qui sont dans les tombeaux il a donné la vie », ou « il n’y a plus de morts au tombeau ! », le 8ème jour – qui nous fait sortir avec sa force centrifuge du cycle de la semaine – a déjà commencé. Pourtant, c’est aussi « le premier jour de la semaine » : notre vie habituelle dans ce monde va continuer et les cimetières sont encore là. Enfant, une nuit de Pâques, j’ai vraiment regardé autour de moi pour voir si les morts étaient ressuscités. Et je pense que mon intuition était juste.
Sur le pas de cette porte, là où le voile de cette réalité se lève, la force des symboles est plus grande que jamais. Le célébrant nous invite à « prendre la lumière à la lumière sans déclin », et nous est transmise la flamme d’un feu terrestre. Le feu terrestre, symbole de la présence de Dieu incréé, qui est, elle, éternelle, sans déclin, s’identifie à ce moment-là, d’une certaine manière, à son signifiant.
Le Christ est descendu aux enfers, le « lieu » de l’absence de Dieu, pour le remplir de sa présence. La lumière a brillé – ou mieux : brille – dans les ténèbres (Jn 1,5).
Mais une déformation subtile de cette réalité vécue s’est introduite, ces dernières décennies, dans beaucoup d’églises orthodoxes. Au lieu de vivre la force du symbole créé par Dieu, qui est en communion mystérieuse et réelle avec ce qu’il rend présent, on matérialise ce feu, on le rend signifiant d’une seule chose : la lumière apportée du tombeau du Christ à Jérusalem. Là, on croit que cette lumière descend du ciel de manière miraculeuse, une fois par an, lors de l’office du Samedi Saint.
Je n’entrerai pas, ici, dans la discussion sur la véracité de ce miracle. Nous supposerons qu’il est vrai, comme le disent beaucoup de témoins, et que Dieu nous envoie un signe de cette manière-là, même si, d’habitude, Dieu n’est pas « un lion apprivoisé » (comme le lion Aslan de Narnia de C.S. Lewis) et ne fait pas des miracles à la commande (vous rappelez-vous Hérode, pendant le procès du Christ ? (Luc 23,8). Mais Dieu nous surprend toujours. Supposons donc que Dieu envoie réellement un signe avec cette lumière, qui s’allume sans briquet et qui pendant quelques minutes ne consume pas, ne brûle pas, comme dans le buisson de Moïse. Un miracle devrait être reçu avec simplicité et joie, et non retenu comme certains ont voulu le faire avec la Manne, plus qu’un jour – et à cause de cela, elle s’est trouvée corrompue (Ex 16,20). Et après ces moments de joie, de tangente avec l’Infini, c’est toujours du feu, finalement : un feu qui brûle, un feu qui consume, et un feu qui s’éteint, comme chaque feu en ce monde. L’irruption du Royaume dans notre monde a lieu continuellement, mais en général, les lois de cet univers sont respectées. Dieu se manifeste par elles : les symboles, les choses comme elles sont, nous servent de support et d’échelle, non pas de substitut. Quand le Christ nous a parlé du grain de blé qui meurt mais laisse pousser la plante mystérieuse, pour nous faire deviner ce qu’est la résurrection. Il ne nous propose pas des grains miraculeux qui ne pourrissent pas avant de se transformer. L’eau bénite à la Théophanie manifeste l’eau du « premier jour », mais elle ne perd pas ses propriétés habituelles. Et pour monter un degré plus haut, le pain et le vin que nous emmenons à l’autel pour l’Eucharistie, qui se transforment en Corps et Sang du Christ, restent aussi pain et vin. Et nous n’allons pas semer le blé pour ce pain et les raisins pour ce vin à Jérusalem. Ou nous n’allons pas rapporter le pain et le vin « présanctifiés » de la « ville sainte ».
D’ailleurs, le Christ n’a-t-il pas dit à la Samaritaine « l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. (…) l’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont là les adorateurs que le Père demande. Dieu est Esprit, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jean 4,21-24) ?
Tout lieu sanctifié par Dieu, en collaboration avec l’homme, devient saint, devient une porte vers le Royaume. Tout autel est un lieu de transformation et de présence. Désormais, toute flamme reçue dans la foi, dont la lumière matérielle, allumée avec un humble briquet, élève notre esprit et nous met en communion avec « la lumière sans déclin ».
On ne devrait pas enchaîner Dieu à ses miracles ; on ne devrait pas commettre l’inversion entre lieu et présence. C’est la présence de Dieu, reçue avec un cœur ouvert, qui sanctifie. Il me semble que cette confusion entre le symbole, moyen de communion, et sa manifestation spéciale dans un lieu précis, n’est qu’un symptôme d’un phénomène plus large, d’une maladie dont nous souffrons actuellement. Nous ramenons l’orthodoxie locale à une culture, même à une nation, et de là, nous absolutisons cette culture et mettons au deuxième plan ce qu’elle incarne. Nous ne sommes, là, pas loin de l’idolâtrie. L’idolâtrie est une inversion : au lieu de voir un objet, une chose, un lieu, un phénomène, un calendrier, comme un support, une théophanie de Dieu, notre regard se tourne vers cet objet, ce lieu, .. pour l’adorer en lui-même. Nous voulons enfermer Dieu dans les choses, les lieux, les moments précis.
La lumière de Jérusalem, si elle s’allume miraculeusement, est un signe que Dieu envoie. Mais si elle tend à effacer notre relation avec les signes-symboles que Dieu envoie partout, « en esprit et en vérité », elle risque de mettre en danger l’esprit même de l’Évangile.
Alexandra de Moffarts
Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).
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