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Lorsque Pâques inspire les compositeurs russes

Cathédrale orthodoxe russe de Nice. Photo : Xénia Cr.

Il existe pléthore de chefs-d’œuvres de musique sacrée, et la plupart des compositeurs se sont essayés au genre. Les plus célèbres pourraient être le Requiem de Mozart (office des morts), le Messie de Haendel qui retrace la résurrection du Christ et la rédemption que cela amène ou encore la Passion selon Saint Jean de J-S. Bach. Chez les orthodoxes, la même tendance s’observe et on peut notamment citer les compositeurs russes : Tchaïkovsky a composé pour la liturgie, tandis que les Vêpres composées par Rachmaninov demeurent l’une de ses pièces les plus célèbres.

L’inspiration existe également dans l’autre sens, mais elle est moins connue et surtout plus rare. Du côté de l’orthodoxie, quelques compositeurs se sont inspirés des chants religieux orthodoxes et en ont intégré certains motifs dans leurs compositions orchestrales ou instrumentales. Voici deux exemples particulièrement appropriés en cette période pascale : nous vous présentons ici deux œuvres de deux compositeurs russes, s’inspirant des chants russes de Pâques, deux œuvres aux approches intérieure et musicale radicalement différentes.

Rimski-Korsakov, Ouverture La Grande Pâques russe

Compositeur du 19e siècle, Rimski-Korsakov compose en 1887-1888 l’ouverture symphonique La Grande Pâque Russe. Il s’agit d’un long poème symphonique d’environ 15 minutes, c’est-à-dire rassemblant la grande formation musicale avec les instruments à cordes (violons, etc), à vents (hautbois, etc), à cuivre (trompettes, etc) et les percussions.

Il s’inspire pour les thèmes musicaux de son œuvre des chants orthodoxes de Pâques, et plus exactement des cantiques anciens traditionnels (Obikhod) chantés durant les Matines de la nuit de Pâques. Il y intègre notamment la mélodie de l’hymne “Le Seigneur ressuscitera et ses ennemis seront dispersés”, qui ouvre le morceau et revient à intervalle régulier tout au long de l’œuvre, avec des variations mélodiques et instrumentales.

Écoutez les deux vidéos suivantes et amusez-vous à retrouver les thèmes mélodiques liturgiques dans l’Ouverture de Rimski-Korsakov !

Le morceau comporte 4 parties musicales (Lento mystico – Maestoso; Andante lugubre; Allegro agitato; Maestoso alla breve). Rimsky-Korsakov ajoutent des versets bibliques sur la partition au début de chacune des parties, pour aider musiciens et chef d’orchestre à interpréter son œuvre correctement. Ces quatre parties suivent une progression précise, retraçant l’avancée de l’office de Pâques. Rimsky-Korsakov débute par une introduction longue et lente, inspirée par la prophétie d’Isaïe sur la résurrection du Christ, et qui introduit le thème musical principal tiré des offices orthodoxes. Le 2e mouvement veut transcrire le passage du tombeau à la lumière de la Résurrection. Le 3e mouvement fait rayonner la joie de Pâques que l’on retrouve dans l’office orthodoxe où clergé, chœur et laïques se répondent joyeusement sans interruption. Enfin, le 4e et dernier mouvement sert de conclusion à l’œuvre, reprenant le thème principal et renvoyant l’auditeur (le croyant) vers le monde avec cette joie pascale, faisant sonner cloches et trompettes.

Bien que cela puisse sembler paradoxal, l’ouverture symphonique La Grande Pâque Russe s’inscrit dans un moment de la vie de Rimski-Korsakov où celui-ci a développé une réelle fascination pour le passé païen de la Russie. Le compositeur fait partie du groupe des Cinq, rassemblant cinq compositeurs russes qui tous revendiquent une musique nationale “russe”, un mouvement qui s’observe ailleurs en Europe à la même époque. On peut penser notamment à Grieg, Dvorak, Bartok, Albéniz, Smetana, qui tous s’inspirent des musiques populaires de leur pays respectif dans leurs compositions. A l’image de ses confrères, Rimski-Korsakov compose donc de très nombreuses oeuvres basées sur des motifs mélodiques populaires russes (ex: Recueil de 100 chants populaires russes) ou met en scène des contes russes, des lieux ou des histoires centrés sur des personnages russes (Sadko, la Pskovitaine, Snégourotchka, etc.). Il s’intéresse plus particulièrement aux rites, contes et croyances païens slaves, pour lesquels il développe une réelle fascination à la fin des années 1870.

Dans son journal Chronique de ma vie musicale, Rimski-Korsakov insiste donc sur “la profonde imprégnation païenne que cette fête chrétienne [Pâques] a acquise (ou retrouvée) dans la tradition russe” (Lischke, 2006). Pour Rimski-Korsakov, Pâques représente donc une fête à la croisée des prophéties antiques, du message évangélique chrétien et des célébrations païennes anciennes :

C’est ce que j’ai voulu exprimé dans mon ouverture, ce côté légendaire et païen de la fête, ce passage du soir triste et mystérieux du sabbat à la jouissance effrénée, païenne, du soir de la Résurrection

extrait de Chronique de ma vie musicale, Rimski-Korsakov

Un spécialiste de la musique russe, André Lischke, rappelle dans son livre Histoire de la musique russe, que le compositeur, bien que croyant, avait pris ses distances par rapport à l’Église orthodoxe officielle.

Rachmaninov, Suite n°1 en G minor, Op.5 “Fantaisie-tableaux” : IV. Pâques

A l’opposé des choix musicaux et intérieurs de Rimsky-Korsakov, on retrouve la figure musicale russe incontournable du 20e siècle, Rachmaninov. Il se distingue de son prédécesseur sur trois plans : il est profondément croyant, il est un chef d’orchestre brillant et un pianiste virtuose. Ses compositions transcrivent ces éléments : il compose deux grandes oeuvres pour les offices orthodoxes (Vêpres et Liturgie), réinvente avec ses camarades Medtner et Scriabine l’œuvre pour piano soliste, et aime composer à la fois grands morceaux symphoniques et airs intimistes au piano ou en formation de musique de chambre.

En 1893, soit seulement 5 ans après l’Ouverture de Rimski-Korsakov, il compose sa Suite pour deux pianos n°1, op.5 à l’âge de 20 ans seulement. Cette suite est constituée de quatre “tableaux” thématiques, dans lesquels il s’inspire entre autres de thèmes liturgiques orthodoxes et des airs carillonants des cloches des églises russes qui ont bercé son enfance à Novgorod. Un poème accompagne chacun de ces 4 tableaux musicaux et donne le ton, indiquant poétiquement le sens et l’interprétation possible du morceau.

Le dernier mouvement, nommé Pâques, est en fait une variation mélodique à quatre mains de l’hymne de Pâques (“Le Christ est ressuscité des morts”), selon la mélodie traditionnelle russe, et imite le son de cloches sonnant à toutes volée. Écoutez les deux vidéos suivantes et amusez-vous à retrouver la mélodie de l’hymne de Pâques tout au long du morceau !

Le morceau, d’une réelle virtuosité, est précédé du poème suivant de Khomiakov :

Le puissant carillon retentissait sur la terre entière
Et l’air tout entier, gémissant, frémissait et frissonnait.
Des accents éclatants, mélodieux et argentins,
Propageaient la nouvelle du saint triomphe.

extrait de La frénésie pascale du Kremlin, Alexis Khomiakov, 1850

Ce poème capture extrêmement bien l’atmosphère du morceau de Rachmaninov : on y retrouve la joyeuse et puissante célébration pascale, traduite par l’explosion de carillons. Rachmanoniv, en s’appuyant sur l’hymne pascal, donne à entendre les rythmes synchrones (c’est-à-dire se produisant dans le même temps ou à des intervalles de temps égaux) et multicouches des différents types de cloches russes : bourdon, cloches moyennes et hautes, petites cloches scintillantes du carillon. Comme l’exprime le spécialiste de la musique russe André Lischke, le morceau est “basé sur un carillonnement aux harmonies sans cesse métamorphosées” (Lischke, 2006).

La Suite pour deux pianos n°1, op.5 n’est pas ni la première ni la dernière œuvre où Rachmaninov s’inspire de thèmes mélodiques orthodoxes. On peut citer le 3e tableau de la même suite, Larmes, qui s’inspire lui aussi des cloches entendues par le compositeur à Novgorod, ou encore le premier mouvement de la Symphonie pathétique où le compositeur reprend la mélodie du requiem orthodoxe.

Pour en découvrir plus, nous vous renvoyons vers les vidéos à la fin de cet article. Nous vous souhaitons donc bonne écoute et espérons que cet article vous aura ouvert de nouveaux horizons musicaux !

Xénia Cr

Xénia Cr. est chercheuse dans le domaine environnemental, cheffe de chœur et catéchète. Elle est également membre fondatrice de l’équipe éditoriale des Chroniques du Sycomore.

Pour aller plus loin :

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