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Le corps comme véhicule de la parole divine

Photo : Xénia Cr.

Cet article est une réflexion sur la vision de Pierre (Ac 10, 10–42).

Les Actes des Apôtres nous racontent une vision de l’apôtre Pierre durant laquelle une nappe venant du ciel lui est présentée, remplie d’animaux impurs, et que retentit l’ordre : « tue et mange ! », juste avant que se présentent les messagers du centurion païen Corneille. Convaincu de se rendre chez ce dernier, Pierre explique que la fonction principale de cette vision était de l’aider à surmonter son objection intérieure face à l’évangélisation des Gentils :

« Vous savez, leur dit-il, qu’il est défendu à un Juif de se lier avec un étranger ou d’entrer chez lui ; mais Dieu m’a appris à ne regarder aucun homme comme souillé et impur. C’est pourquoi je n’ai pas eu d’objection à venir »

Actes 10, 28-29

Sans doute cette objection dont le Seigneur a libéré Pierre plonge-t-elle ses racines en profondeur dans son cœur et son identité socio-religieuse et ne se limite-t-elle pas à une objection intellectuelle. L’image de cette objection, émotionnellement chargée et source de conflits, se retrouve aussi chez ses frères juifs : « Et dès que Pierre fut de retour à Jérusalem, les croyants d’origine juive lui firent des reproches : Comment ? lui dirent-ils, tu es entré chez des incirconcis et tu as mangé avec eux ? » (Actes 11, 2)

Quelles sont les étapes cognitives et émotionnelles du parcours de Pierre vers une attitude d’ouverture en cohérence avec le commandement du Christ ?

Alors qu’il priait sur le toit (Ac 10,9), Pierre eut faim. L’homme, par la faim, fait l’expérience du fait qu’il ne possède pas la vie en lui-même (Jn 5,26). Il éprouve son insuffisance inscrite dans sa chair. À l’instar du nourrisson que la faim prépare à cheminer du besoin au désir, et du désir oral (de la nourriture) au désir de la rencontre de l’autre (la mère), l’adulte peut retrouver, dans des circonstances similaires (comme la privation de la nourriture forcée ou voulue par exemple durant le carême), l’occasion d’un dépassement de lui-même vers la rencontre de l’Autre.

Après avoir senti le besoin physique de la faim, Pierre éprouve le désir de manger (Ac 10,10). « Pendant qu’on lui préparait à manger », donc durant cette frustration momentanée de son besoin vital, il « tomba en extase » ou en ravissement. Dans son homélie sur ce passage des Actes, saint Jean Chrysostome demande :

« Qu’est-ce qu’un ravissement d’esprit ? Son esprit entra en contemplation ; son âme, pour ainsi dire, sortit de son corps »

Saint Jean Chrysostome, homélie sur Actes 10, 10-4

Certains exégètes comme John Pilch ont pu parler d’états de conscience alternative ou non-ordinaire pour décrire les phénomènes d’extases, de transe ou d’états visionnaires décrits dans la bible. Quelle que soit la nature expérientielle de la vision de Pierre, il est clair qu’elle lui permettra une extase au sens étymologique du mot : une sortie de sa stase, ou de son inertie.

Cette vision partage avec le rêve divers éléments communs, notamment la structure et le langage métaphorique. Comme le rêve, gardien du sommeil selon Freud, offrant une satisfaction hallucinatoire aux besoins frustrés, la vision de Pierre, affamé, lui offre à manger. Rêver d’eau retarde le réveil de l’assoiffé et la présence d’images culinaires dans un rêve pourrait inhiber les contractions gastriques, selon certains chercheurs. La thématique clairement alimentaire de la vision de Pierre survient dans un état physiologique de faim.

Comment Dieu condescend-t-il à l’état psycho-physiologique de l’apôtre et lui confère-t-il le statut d’une vision, c’est-à-dire d’une révélation spirituelle métamorphosante ?

Le langage métaphorique comme cognition incorporée ou incarnée, est ancré dans l’état viscéral et émotionnel du corps. L’univers mental et affectif de Pierre au sujet de la pureté et de l’impureté transparaît, à travers sa vision, dans l’image des animaux et trahit une touche d’ambivalence de désir et de répulsion. Il désire et craint ce qu’il désire. Dans la densité de la vision, manger des animaux impurs et aller à la rencontre des païens sont identiques. Ce réseau d’émotions ambivalentes est sans doute le tissu sous-jacent à l’objection interne de Pierre pour aller évangéliser les païens. C’est pourquoi ce réseau émotionnel est particulièrement ciblé par le Seigneur, non par la force de la parole et la persuasion rhétorique mais par le dialogue avec le cœur et ses sentiers les plus secrets.

La vision présente le thème de la rencontre sous la forme la plus archaïque de la pulsion orale : « tue et mange » (Ac 10,13) signifie « assimile, incorpore ». Si la connaissance unitive se réalise par le partage du pain, comme avec les deux disciples sur le chemin d’Emmaüs, la séparation d’avec ceux déclarés impurs par la Loi se fait par une interdiction de partager les repas avec eux. Le comportement alimentaire se trouve doublé d’une oscillation entre les opposés : les émotions de peur et de répulsion avec le sentiment de menace d’identité (« Non, Seigneur, car je n’ai jamais rien mangé de souillé ni d’impur »), et le désir inspiré de communion (« Et une voix lui dit : « Lève-toi, Pierre, tue et mange » »). Cet ordre signifie, selon saint Jean Chrysostome, une injonction à se tourner vers les gentils. L’extase survenant dans l’état de faim et de besoin vital non satisfait met au large le désir, le libérant pour aller plus loin : la rencontre de l’étranger.

Pourquoi le texte s’intéresse-t-il à la faim de Pierre ainsi qu’à la préparation du repas avant la vision, puis n’en dit rien après la fin de la vision ? À ce stade de la spirale ascendante du désir, l’Esprit offre l’arrivée des étrangers (les messagers de Corneille ) comme nourriture : « Tandis que Pierre ne savait en lui-même que penser du sens de la vision qu’il avait eue, voici, les hommes envoyés par Corneille, s’étant informés de la maison de Simon, se présentèrent à la porte. » (Ac 10,17)

La survenue de la vision était en phase avec le temps de parcours des messagers. L’événement intérieur (la vision) advenait presque en même temps que l’événement extérieur (l’arrivée des messagers) et le lien entre les deux événements n’était pas causal : l’un n’a pu être la cause de l’autre. Cette « synchronicité » (selon le terme jungien) a été planifiée et mise en place par l’Esprit Lui-même, le grand économe de l’Église dans les Actes des apôtres. « Voyez comme l’Esprit ménage les temps, n’allant ni trop vite, ni trop lentement ! » s’exclame saint Jean Chrysostome. L’Esprit est le « connecteur » de ces événements et le résultat est inouï. « Pierre, donc, les fit entrer, et les logea » (Actes 10,23). Il réussit enfin à recevoir l’étranger chez lui, ou en lui, dans ses entrailles. La peur est dépassée et l’atmosphère de la réception est empreinte de sécurité et de familiarité. C’est le principe de l’évangélisation ou son commencement.

L’Esprit oriente la faim de Pierre (qui retrouve son Orient) vers la rencontre de l’autre et de l’étranger, comme si cette rencontre était la fin ultime vers laquelle tendait secrètement la pulsion orale.

La potentialité des fonctions psycho-physiologiques à être un substrat à l’action de l’Esprit les révèle comme réceptacle du Souffle sacré et de son dynamisme de transformation. L’image divine est inscrite dans la chair de l’homme et sa corporéité même. Le Seigneur n’hésite pas à se rallier aux mécanismes les plus archaïques du corps pour pousser ses bien-aimés à la grande liberté. Il appelle ces fonctions par leurs noms et elles le suivent. Elles sont, elles aussi, ses brebis.

Georges Maalouly

Médecin spécialiste en médecine interne et immunologie clinique, à Beyrouth (Liban), Georges Maalouly est membre du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe (MJO).

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