Nous nous proposons d’entamer sous ce titre générique « Le chœur, chaire de théologie » une série de réflexions sur le chant liturgique et la place du chœur dans la prière de l’Église. Ce sont là des réflexions provenant de diverses personnes, et par conséquent les textes proposés n’expriment pas tous les mêmes positions.
Il existe incontestablement une communauté orthodoxe francophone en France, qui a fait sienne la tradition du chant orthodoxe de l’émigration russe du siècle dernier ; or pour garder la vitalité de cette tradition, il ne lui suffit pas simplement d’imiter ce chant dans la langue du pays, il lui est nécessaire de continuer à approfondir son potentiel musical et liturgique, d’où le besoin d’une recherche sérieuse en musicologie liturgique, réfléchie et éclairée.
Tout d’abord, comment cette théologie se définit-elle ? Très clairement, c’est l’ordo liturgique qui nous indique les sources de la théologie liturgique. Les éléments en sont : lʼAncien Testament, et en premier lieu le Psautier ; le Nouveau Testament ; l’œuvre immense des Pères théologiens et poètes liturgistes de tous les temps. À ceci s’ajoutent les dialogues, les confessions de foi et les prières diverses. Le tout est articulé dans les cinq cycles liturgiques : journalier, hebdomadaire, mensuel, annuel, et sacramentel.
Le sujet de la liturgie est le Dieu de la Révélation biblique et de l’Église. L’acteur de la liturgie est le peuple des baptisés, chantant, adorant le Seigneur partout où il s’assemble, sous l’inspiration du Saint-Esprit. À l’intérieur du peuple croyant et inspiré, s’inscrivent les ministères de lʼévêque, du prêtre et du diacre avec lesquels les fidèles chantent et dialoguent, la corporation des chantres et des lecteurs qui articulent la révélation biblique et le message patristique de l’hymnographie. Ils sont, d’après l’expression judicieuse du père Cyprien Kern, « la chaire de théologie » de l’assemblée, et parmi ces derniers, se profilent des poètes et des musiciens, comme le sont les architectes, les iconographes, les fabricants de vêtements sacerdotaux, les prédicateurs, et tous les ouvriers de la Bonne Nouvelle.
Le matériau dont est formé l’office divin repose en premier lieu sur les 150 psaumes du Psautier, une collection poétique, musicale dans l’idée, surprenante par sa profondeur, où se côtoient la gloire et la souffrance extrême du roi et du juste, avec une vision cristalline du salut, mais aussi une cruauté humaine intolérable avec un amour pour Dieu immensément confiant et sublime. La tradition monastique a fait des psaumes le chant privilégié et continu, hebdomadaire, de l’assemblée, les psaumes étant divisés en sections ou « cathismes ». Ensuite, un usage délicat et particulier veut que certains psaumes, parmi les 150, sont devenus des modèles constants de vie et de spiritualité pour le croyant chrétien : ce sont les psaumes fixes, marquant le rythme du jour et de la nuit dans le cycle journalier des offices. Un troisième usage, étonnamment subtil, jaillit de l’abondante sélection de versets individuels empruntés au psautier, auxquels l’Église a attribué une portée chrétienne. […].
Mais surtout, l’Église a reconnu en la personne du Christ Jésus, Celui qui dans sa vie terrestre, priait et chantait les psaumes, ce qui, pour nous, élève le Psautier à la valeur d’une source providentielle de connaissance de lʼâme humaine du Seigneur. « Venez, adorons et prosternons-nous devant le Christ, notre Roi et notre Dieu », chante-t-on à la liturgie eucharistique. C’est donc une lecture christique, et plus encore un chant christique des psaumes, qui constitue le premier fondement théologique de la musicologie liturgique.
Les lectures ponctuelles de lʼAncien Testament montrent que « Ancien » ne veut pas dire « vétuste », obsolète. L’Église nʼa jamais ni condamné, ni abandonné lʼAncienne Alliance. Le samedi est resté pour toujours un jour festif chrétien. La fidélité de Noé, la foi d’Abraham, la Loi de Moïse, et la royauté et le chant de David sont nos modèles. Le Sauveur de Job et du « Serviteur souffrant » dʼIsaïe, est le Dieu vivant, juste et compatissant, acteur engagé dans lʼhistoire de l’humanité, le Dieu qui aime, qui prépare lʼavenir et qui sauve. Saint Paul résume cette pensée globale dans le mot « pédagogue ». LʼAncien Testament entier, dans sa lecture liturgique, est notre « pédagogue ». Il nous achemine au Nouveau Testament.
Jésus, personnage historique, « né dʼune femme », est aussi « le Fils révélé unique de Dieu », « par qui tout a été fait ». Par amour divin pour lʼhomme, « il sʼest fait homme », avec la capacité de mourir, comme chaque être terrestre héritier dʼAdam. Après le déchirement volontaire de la mort du Christ sur la croix, et lʼensevelissement corporel de trois jours, le salut opéré sur le Golgotha est révélé dans la Résurrection du Christ. Sa mort fut bien réelle. Or, étant Dieu de nature, Jésus ne fut pas sujet à la corruption, et sa Résurrection se révéla pleinement réelle, elle aussi. La prédication des apôtres visait, avec tout le sérieux historique de lʼévénement, à témoigner du fait que Jésus ressuscité était effectivement « entré dans son règne », comme nous le chantons le samedi soir, et que son ascension au ciel fut réelle, parce que corporelle, et non illusoire. Sa glorification auprès du Père nʼa pas été une sorte de désincarnation, un retour à lʼétat dʼEsprit divin dʼavant sa naissance humaine. À Thomas retardataire les disciples ont pleinement témoigné : « Nous avons vu le Seigneur ! ». La conscience orthodoxe sʼest pleinement investie de cette vision du Christ ressuscité dans la chair, vivant. « Le Christ est ressuscité ! », cʼest le thème de la célébration liturgique de chaque dimanche, et de tout le Pentecostaire [livre contenant les textes liturgiques pour la période allant de Pâques à la Pentecôte].
LʼÉglise a repris le décompte biblique hebdomadaire du temps, pour remplir le temps de la semaine avec le contenu, à la fois historique et éternel (il faudrait dire « cosmique » et « eschatologique ») du fait de la Résurrection dans la chair du Fils de Dieu. Comme lʼa souligné le père Alexandre Schmemann, le dimanche est ainsi célébré en tant que « premier jour de la semaine », où Jésus ressuscita, et il est simultanément perçu comme « le huitième jour », qui transcende le temps et pointe vers l’éternité du Royaume. Entre la connaissance pragmatique des faits du Nouveau Testament et la connaissance liturgique et mystique du Christ aujourdʼhui vivant, il nʼy a quʼun pas. Lʼhistoire et la foi se rejoignent. Le cycle liturgique hebdomadaire, vocalisé dans lʼOctoèque [le « livre des huit tons », qui contient les textes des hymnes liturgiques du dimanche et des jours de semaine], se répercute dans le cycle annuel du Pentecostaire et du Triode [livre contenant les textes liturgiques pour la période du carême préparatoire à Pâques et pour la Semaine Sainte], où la fête de Pâques proclame dans son chant triomphal la Résurrection inaugurée, couronnant lʼannée, et pointant elle aussi vers « le jour sans déclin » de la Parousie [la Seconde Venue du Christ, à la fin des temps].
Père Michel Fortounatto (+)
Le père Michel Fortounatto (1931-2022) fut un spécialiste réputé de la musique liturgique dans la Tradition orthodoxe, qui a passé 45 ans à la cathédrale de Londres comme chef de choeur aux côtés du métropolite Antoine (Bloom).
Source : Ce texte est extrait d’une conférence donnée par le père Michel Fortounatto lors de la séance académique de l’ITO (Institut Saint-Serge), le 13 février dernier 2011.

