Jésus apparaît aux trois disciples comme la Lumière joyeuse de la sainte gloire du Père immortel, céleste, saint, bienheureux, ainsi que chante l’Église chaque soir à l’office des vêpres. En cette lumière incréée éblouissante de blancheur, plus éclatante que le soleil, il est donné à Pierre, à Jacques et à Jean, de reconnaître le Père invisible dans le Fils devenu l’un des hommes. De la chair de Jésus partent les éclairs de sa divinité. Rayonnement éternel resplendissant dans la gloire divine incréée du Père, le Fils unique-engendré de Dieu exhibe dans le créé la beauté originelle de la création. Aux trois disciples est rendue tangible la présence du Saint-Esprit qui demeure de toute éternité dans le Fils. La théophanie de la Transfiguration du Christ sur la montagne est simultanément et indissociablement christophanie et pneumatophanie, manifestation de Jésus comme Oint, comme Christ du Père et manifestation de l’Esprit Saint puisque celui-ci est l’Onction même du Messie.
L’événement de la Transfiguration permet à Jésus de proclamer : Je suis la lumière du monde, avec cette autorité souveraine en laquelle les Évangiles synoptiques voient la grande supériorité de Jésus sur les scribes qui cherchent à le prendre en défaut. Il est la Lumière du monde dans la mesure où il est le Messie, le Christos, c’est-à-dire Celui qui est oint par l’Esprit qui procède du Père pour être donné au Fils. Le jour de la Pentecôte, le Souffle du Père se manifestera sous l’aspect lumineux de langues de feu qui se poseront sur chacun des disciples et les rempliront de la force fulgurante de l’Esprit. La grâce du Saint-Esprit est lumière, dit saint Séraphin de Sarov, et elle apparaît dans une lumière ineffable à ceux à qui Dieu manifeste son action. Le Christ est la Lumière du monde par le fait que, même sur le Golgotha, même dans le tombeau le soir du Vendredi saint, et pas seulement au moment de la Transfiguration ou au matin de Pâques, la présence de l’Esprit est en lui permanente. Au moment du Eloï, Eloï, lama sabachtani, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi M’as-Tu abandonné, l’inamovible repos de l’Esprit échappe à sa conscience d’homme, alors que sur la montagne, au moment de la Transfiguration, la conscience de ce repos, de cette présence de l’Esprit est la plus vive. Mais l’occultation momentanée de cette conscience humaine ne diminue en rien la réalité de la présence personnelle et permanente de l’Esprit dont le Père fait à son Fils unique le don de toute éternité. Le 6 août, la sainte Église nous invite à contempler dans l’événement de la Transfiguration la plénitude du Saint-Esprit reposant sur le Christ et apparaissant dans la gloire divine incréée du Fils afin qu’à la lumière de l’événement de la Transfiguration, Gethsémani et le Golgotha ne diminuent en rien notre foi en la permanence de l’Onction du Messie. Mais nous savons que, malgré l’événement de la Transfiguration, le soir du Vendredi saint, les disciples perdront la foi et Pierre reniera trois fois son Maître : qu’est-ce donc qu’un Messie qui meurt comme un esclave ? Et surtout celui-là. En effet, il prétendait être antérieur à Abraham, il s’octroyait le droit de remettre les péchés, et surtout il osait donner son corps et son sang comme une nourriture et une boisson. De même que dans l’icône de Noël elle aperçoit déjà les linges mortuaires et le tombeau, la conscience liturgique de l’Église, le 6 août, nous parle des affres du Vendredi saint et de la déréliction du tombeau. L’événement de la Transfiguration n’est pas seulement un moment merveilleux de la biographie de Jésus de Nazareth. C’est aussi bien notre affaire. C’est un événement qui nous parle de nous-mêmes en notre condition pécheresse, corrompue et déchue, défigurée, mais simultanément conviée aux épousailles divines, la vie transfigurée et à la déification.
Jésus ne se révèle aux trois disciples comme Reflet de la substance du Père que pour les convier à devenir eux-mêmes les fils lumineux du Très-Haut. C’est d’ailleurs une constante de la sainte Écriture tout entière : Dieu ne nous y parle jamais de Lui-même sans simultanément nous parler de nous-mêmes et de notre destinée. En nous révélant qui Il est, le Tout-Autre nous apprend aussi qui nous sommes et qui nous devons devenir. Le Christ ne se contente pas de manifester à ses trois disciples la gloire inaccessible de sa divinité et la beauté originelle de notre humanité. S’Il se transfigure, c’est pour faire luire sur nous aussi sa lumière incréée, c’est pour nous conformer à Lui en tant qu’homme divinisé par l’Esprit Saint. La terrifiante transfiguration du Christ sur la montagne, c’est la divinisation de notre humanité défigurée, enlaidie par le péché mais aussi irradiée par la lumière divine incréée. C’est notre nature humaine corrompue et enténébrée et défigurée par le péché que, sur la montagne, le Christ fait resplendir en la transfigurant. C’est sur notre humaine faiblesse que, par amour fou des hommes, Il répand sa splendeur incréée.
L’événement de la Transfiguration du Seigneur est donc bien davantage qu’un moment de la vie de Jésus que nous pourrions nous contenter d’admirer en spectateurs. C’est un événement qui nous concerne directement, nous interpelle et nous parle de notre propre destinée. Ce bain de gloire divine incréée en lequel furent plongés les trois disciples sur la montagne, notre vocation est d’y pénétrer à notre tour quand, par l’entremise de l’Église de son Fils, le Père nous fait le don de la triple immersion baptismale et du sceau du Saint-Esprit et lorsque, consommant le feu divin des saints Mystères eucharistiques, nous pouvons, malgré notre indignité, contempler la lumière véritable et recevoir l’Esprit céleste. Si, lumière sans déclin plus rayonnante que l’éclat du soleil, et Réceptacle éternel de l’Esprit, le Fils de Dieu brille ainsi ineffablement sur la montagne, c’est afin d’illuminer nos cœurs alourdis par le péché, Lui qui est ici-bas, le Dispensateur obligé et unique de l’Esprit. L’événement de la Transfiguration est simultanément la théophanie du Verbe de Dieu comme Éclat du Père et l’illumination de la création par le rayonnement incréé de sa divinité. C’est ce que l’Église chante aujourd’hui dans l’exapostilaire des matines : « Lumière immuable de la Lumière du Père inengendré, ô Verbe, en ta brillante Lumière nous avons vu aujourd’hui, sur la montagne, la Lumière qu’est le Père et la Lumière qu’est l’Esprit illuminant toute créature. » Le Fils de Dieu illumine et divinise la nature humaine obscurcie et mortelle parce que pécheresse, mais désormais conviée aux épousailles divines.
C’est pourquoi l’orthodoxie a toujours fermement insisté sur la nécessité vitale pour la foi chrétienne de croire à la réalité historique et objective de l’événement de la Transfiguration du Seigneur. Saint Grégoire Palamas considère que l’on contredit clairement les croyances des saints lorsqu’on ne voit dans la lumière que la vision d’une apparition, qu’une représentation de la conscience humaine. Et Palamas rappelle que, dans son hymnographie comme dans les ouvrages de ses théologiens, la grande Tradition de l’Église voit dans ce bain de gloire divine où Jésus est plongé sur la montagne, une réalité indicible, incréée, éternelle, intemporelle, inaccessible, immense, infinie, illimitée. L’Archevêque de Thessalonique note encore que l’hominisation du Fils unique-engendré de Dieu dans l’Incarnation réalise une glorification de la chair, le corps humain se voyant convié à manifester la gloire de la divinité. L’événement de la Transfiguration occupe donc une place centrale dans l’économie du salut chrétien : l’homme qui, sur la montagne, fut transfiguré en présence de Pierre, de Jacques et de Jean, est l’Unique-Engendré du Père sur lequel de toute éternité repose la plénitude divine du Saint-Esprit. Et si, à Noël, le Fils unique de Dieu le Père épouse la nature humaine en tout, hormis le péché, c’est pour pénétrer de part en part des énergies divines de l’Esprit saint cette nature de l’homme. De l’Annonciation et de Noël à la Pentecôte en passant par la Transfiguration, et par le matin de Pâques, c’est toujours le même merveilleux dessein de déification que le Père céleste réalise sur l’humanité pécheresse et pourtant conviée aux épousailles divines par le Fils dans l’Esprit.
Père André Borrely (+)
Le père André Borrely a enseigné toute sa vie la philosophie, en Afrique puis en France. Il a été prêtre de la paroisse orthodoxe francophone Saint-Irénée à Marseille, de 1994 à son décès en juillet 2017. Ce texte a été publié précédemment dans le bulletin « Orthodoxes à Marseille ».
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