Imaginons la situation suivante. L’évêque d’un certain diocèse s’alarme de la floraison soudaine de l’iconographie dans sa juridiction. Ne sachant trop qu’en penser, il publie la déclaration suivante :
« Il m’a été rapporté que, dans notre diocèse, un nombre croissant de personnes se consacrent à la création d’icônes. Ces icônes introduisent certains éléments stylistiques nouveaux, absents de la tradition iconographique, ce qui provoque une certaine confusion parmi les fidèles. Je rappelle que les icônes ne sont pas avant tout un moyen d’expression personnelle, mais qu’elles existent pour aider à la prière.
J’ai donc décidé qu’aucune nouvelle icône ne sera désormais autorisée dans nos paroisses. L’activité iconographique y sera désormais limitée à la copie d’icônes déjà existantes. Bien entendu, une certaine liberté sera permise pour des modifications mineures : par exemple, la taille de la copie pourra différer de l’original, la composition des pigments ou le style du cadre pourront varier. Mais la composition et le style de l’icône elle-même devront être identiques à ceux des modèles existants. Les seules icônes admises à être bénies et exposées dans nos églises seront désormais des répliques exactes d’icônes déjà connues. »
Inconcevable, n’est-ce pas ? Et pourtant, c’est peu ou prou ce qui se passe dans le domaine de la musique d’église.
Une véritable icône n’est pas une copie. Certes, les icônes présentent une grande conformité sur le plan du contenu – par exemple, une icône de la Nativité représente habituellement la Vierge, l’Enfant, la grotte, les bergers et les Mages –, mais il existe toujours une certaine latitude dans la manière dont ces éléments sont disposés ou représentés. Sans cela, l’iconographie n’aurait pas de la variété et de la différenciation entre écoles qui existent bel et bien.[1] Ainsi, une véritable icône est une œuvre à part entière, même si elle partage avec d’autres icônes des sujets, des éléments et des motifs communs. Les copies sont admissibles, notamment là où les originaux font défaut ou à des fins pédagogiques, mais une valeur supérieure est justement accordée aux icônes qui ne sont pas de simples répliques.
Les hymnes et les chants ecclésiastiques sont – ou devraient être – des icônes en sons. Pourtant, alors que l’Église reconnaît et honore les icônes qui ne sont pas de copies, elle ne traite pas la musique de la même manière. De nos jours, plusieurs Églises occidentales sont passées du culte dans les langues traditionnelles (slavon, grec) au culte dans les langues vernaculaires : anglais, français, néerlandais, portugais, etc. Mais dans 99 % des cas, au lieu de composer de nouvelles mélodies pour ces traductions, on adapte des airs ou des compositions entières préexistants. N’est-ce pas là l’équivalent de remplir nos églises de copies d’icônes plutôt que d’icônes originales ?
La préférence donnée à l’adaptation plutôt qu’à la composition est compréhensible dans certains cas. Beaucoup de paroisses, notamment dans les grandes villes, alternent des offices en langue ancienne et en langue vernaculaire. Il existe donc des raisons pratiques de conserver les mêmes mélodies pour les deux langues : un chœur peut difficilement assimiler un trop grand nombre d’airs.
Cependant, cette difficulté ne s’applique pas aux nombreuses paroisses qui célèbrent exclusivement dans la langue locale. En réalité, la difficulté n’est pas la cause principale de la réticence à introduire de nouvelles mélodies dans la liturgie orthodoxe. Cette réticence procède d’une idée étonnante, née d’une compréhension étroite et simpliste de la Tradition : celle selon laquelle aucun élément nouveau ne devrait être introduit dans nos offices. Mais toutes les mélodies utilisées dans l’Église n’ont-elles pas été nouvelles à un moment donné ? Elles existent non parce qu’elles seraient descendues du ciel, mais parce qu’une personne qualifiée – poète, compositeur ou chantre – en a pris la responsabilité. L’idée qu’une mélodie liturgique ne serait valable que si elle est déjà en usage est, en soi, absurde. Si tel était le cas, nous chanterions encore les mélodies hébraïques en vigueur au temps du Christ ! Il n’y aurait ni musique byzantine, ni chant znamenny, ni École synodale, ni Kedroff père et fils, ni Maxime Kovalevsky.
Il convient de souligner que la mélodie d’une œuvre liturgique n’équivaut pas au sujet d’une icône, mais à sa manière d’être représentée, aux divers traits stylistiques qui en font une œuvre originale. Le choix du sujet par l’iconographe correspond au choix du texte liturgique par le compositeur. Et de même que l’iconographe est libre, dans une certaine mesure, d’exercer son art – le tracé du pinceau, la structure géométrique, etc. – qui distingue son style de celui d’un autre, le compositeur doit être libre de créer de nouvelles mélodies sur un texte liturgique reconnu, à condition de respecter les normes de la musique d’église : sobriété, simplicité, continuité et clarté du texte, adéquation au caractère digne et cérémoniel du rite.
Dans les deux cas – icône et musique –, l’originalité compte moins que dans l’art profane contemporain, où elle peut sembler primordiale, notamment en raison des lois sur le droit d’auteur. Mais cela ne signifie pas que l’originalité doive être totalement absente de l’art ecclésiastique, pourvu qu’elle ne devienne pas une fin en soi. Il y a toujours, inévitablement, une part personnelle : l’art authentique est créé par des personnes, non par des comités.
Dans mon introduction, j’ai évoqué un évêque fictif pris de panique. Dans la vraie vie, j’ai connu des prêtres saisis d’une panique semblable à l’idée de nouvelles mélodies composées spécialement pour les traductions de textes liturgiques, et qui finissent par les interdire. De même, l’idée d’introduire des mélodies nouvelles dans nos offices suscite chez certains fidèles la crainte et l’aversion. Cela est étrange, car, dans une Église où l’on répète sans cesse que les paroles priment sur les notes, une mélodie écrite précisément pour un texte traduit a bien plus de chances d’épouser ces paroles qu’une adaptation d’une mélodie conçue pour une langue ancienne.
Dans la plupart de nos paroisses règnent encore l’hiver de la conformité et l’inertie. Mais çà et là apparaissent quelques bourgeons qui annoncent le printemps, lequel – je l’espère – va bientôt arriver. De nouveaux chants s’introduisent peu à peu dans certaines paroisses, et l’importance de la créativité commence à être mise en valeur dans les stages de chant, où l’on étudie également des compositions récentes. Par ailleurs, les concerts organisés pour le centenaire de l’ACER-MJO, dirigés par Serge Rehbinder, ont présenté de nombreuses œuvres francophones, écrites par des compositeurs contemporains ou toujours vivants.
C’est dans le même esprit, afin de témoigner d’une tradition vivante, que j’ai fondé l’ensemble vocal Chrysostome, consacré à la création de nouveaux chants spécifiquement conçus pour des langues encore relativement nouvelles dans la liturgie orthodoxe, en particulier le français et l’anglais.
Au fond, la question essentielle n’est pas : « Comment préserver et perpétuer telle ou telle tradition (slavonne, grecque, etc.) ? », mais plutôt : « Comment incarner l’éternel Verbe de Dieu dans notre langue quotidienne ? », c’est-à-dire en français. Pour contribuer à cette réflexion, je vous invite à encourager chaque signe, même modeste, de renouveau et de créativité dans nos célébrations, afin qu’ils puissent s’épanouir pleinement.
James Chater
James Chater est paroissien d’une église en région parisienne et compositeur. Ses compositions sont notamment interprétées par le choeur de l’ACER-MJO, ainsi que par l’ensemble Chrysostome, qu’il dirige.
[1] Aidan Hart, Beauty, Sprit, Matter: Icons in the Modern World, Leominster: Gracewing, 2014, p. 52: “The fact that one can date and determine the provenance of icons by their style alone testifies to the variety and dynamism within the icon tradition when it is healthy.”


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