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Que valent les chiffres dans l’Église ?

Photo : Xénia Cr.

Les chrétiens sont une espèce en voie de disparition, selon les statistiques et des enquêtes sociologiques répétitives. La société n’a plus besoin des chrétiens, l’État se tient à distance respectueuse, la culture se donne ses propres références. Reste le patrimoine religieux, encombrant et coûteux, mais indispensable aux prospectus touristiques. Les chrétiens, eux, ne sont guère encombrants, car il leur reste des bribes d’un message d’amour fraternel et de communion, utiles au vivre ensemble.

J’entends votre réplique : « Ce que vous dites est valable pour la vieille Europe, tétanisée par un héritage qui la dépasse. Mais il n’en va pas de même en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Ou même en Europe orientale. Voyez les statistiques ! » Vous avez raison. En partie. Parce que, suggérés par les statistiques, de nouveaux visages ecclésiaux apparaissent. Tel le portrait-robot de l’Église dessiné selon le nombre de chrétiens dans le monde, de diocèses, de prêtres et religieux, les taux de baptêmes, de mariages ou de pratique dominicale. La ferveur de la foi est réduite au nombre de ceux qui se déclarent catholiques, orthodoxes, réformés.

Les chiffres peuvent travestir l’état réel des lieux ecclésiaux ; ils peuvent aussi en révéler les parts d’ombre et de lumière.

L’église doit-elle faire du chiffre ? Un exemple à Moscou

En 2014, selon les décomptes de la police moscovite, 600 mille personnes ont participé aux diverses célébrations de Pâques à Moscou, les 19 et 20 avril. La ville comptait environ 12 millions d’habitants. Selon un sondage, 67 % des Moscovites se déclaraient orthodoxes, soit environ 8 millions. Leur participation aux offices de Pâques 2014 serait donc d’un peu moins de 8%. Huit orthodoxes sur cent, à Pâques, la fête des fêtes ! Pour la pratique dominicale en cours d’année, l’archiprêtre Nicolas Emelianov, vice-recteur de l’Institut de Théologie de l’Université orthodoxe Saint-Tykhon de Moscou, fait ce constat : « Au cours de la période suivant la libération de l’Église, tous les sondages montrent que nous avons environ 3 à 5% de personnes pratiquantes. On parle ici de ceux qui communient une fois par mois ou plus souvent. C’est un groupe assez restreint. » (source : Orthodoxie.com, 14 mai 2019)

Si je donne ces chiffres, ce n’est pas par mépris pour l’Église de Russie. Ses théologiens, ses saints, ses témoins, son chant liturgique, ses icônes m’ont nourri bien avant qu’elle eût retrouvé la liberté dans la Russie nouvelle. Mais elle a une place particulière dans l’orthodoxie, elle est la plus nombreuse ; elle souhaite exercer une position de leadership. Elle porte donc de grandes responsabilités.

Le Patriarcat de Moscou – d’autres aussi d’ailleurs – aime donner des statistiques sur les nouvelles églises construites, les nouveaux monastères, le nombre de prêtres et d’évêques, de moines et moniales… Comme en d’autres lieux, ce paysage ecclésial offre des oasis verdoyantes dans des déserts arides. Cela donne à réfléchir et devrait guérir de tout triomphalisme. Quand il y a croissance et succès, quand l’Église fait du chiffre, paradoxalement – ou providentiellement – elle connaît aussi une dynamique d’abaissement. Ainsi pensait le père Alexandre Schmemann lorsqu’il écrivait dans son Journal :

« Kénose de l’Église dans l’Histoire… Comme si Dieu sauvait l’Église de ses succès apparents. Car quand elle connaît un succès apparent, elle se réduit à ce succès – terrestre, humain, éphémère et, avant tout, générateur d’orgueil. L’Église qui a du succès sert l’Antéchrist. » Alexandre Schmemann, Journal (1973-1983), Paris, Syrtes, 2009, p.

Alexandre Schmemann, Journal (1973-1983), Paris, Syrtes, 2009

Le spectacle que donne aujourd’hui l’Église orthodoxe, avec ses divisions, ses rivalités de pouvoir, son autocéphalie dévoyée vers le nationalisme, est un avertissement : le Diable, le Diviseur est à l’œuvre, avec la complicité, bon gré mal gré, des responsables ecclésiastiques. Sous quelque masque que ce soit, la vérité finit par apparaître.

Mais l’usage des statistiques peut conduire notre réflexion dans une autre direction, là où, je crois, se trouvent nos raisons d’espérer. Dans l’interview citée, le père Nicolas Emelianov fait une remarque pertinente : « Lorsqu’à Jérusalem fut créée la première communauté de croyants, selon les Actes des apôtres, le nombre des personnes qui y ont adhéré aussitôt après la Résurrection, c’était peut-être 3% de la population totale de cette ville. » Sans doute un bon début !

La tentation est de dresser des bilans, d’estimer, statistiques à l’appui, combien a rendu la semence de la Parole. Jésus nous avertit : la plus grande partie de la semence se perd, parce que le démon est à l’œuvre, parce que l’auditeur de la Parole manque de constance, parce que les bruits du monde étouffent la Parole. L’essentiel n’est pas de savoir combien rend la semence, mais qu’elle donne du fruit : « L’un cent, l’autre soixante, l’autre trente » (Mt 13,1-8).

Le petit reste fécond

Pour évaluer cette fécondité, il faut se détourner des chiffres et des statistiques qui masquent la réalité. Les enquêtes sociologiques et les statistiques ne disent rien de plausible de la vie des communautés, de la sainteté de nombreux prêtres, moines, moniales, laïcs, couples, et même d’évêques. C’est comme le discours d’un conseiller conjugal qui n’a jamais fait l’expérience d’un amour fou.

L’état actuel de l’Église nous inquiète. Il peut aussi nous rassurer et nous réjouir en nous confiant une mission nouvelle. La métaphore du petit reste, chère au peuple d’Israël, nous inspirera : « Je ne laisserai au milieu de toi qu’un reste de gens humbles et pauvres ; ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Dans ce reste, il n’y aura plus de mensonges, dans leur bouche plus de langage trompeur. » (Sophonie 3,12-13)

Alors tombent les masques du pouvoir, du succès, de la vaine gloire, de la simulation. Il n’est jamais confortable d’être une minorité. Dans les statistiques sociales, c’est une faiblesse, dans la vie politique une défaite, dans la vie économique un échec du marketing.

Mais la vraie nature de l’Église n’est-elle pas d’être une petite boule de levain dans la pâte, un vase d’argile qui porte une tenace lumière ?

Humbles et pauvres. Être une minorité n’est pas en soi une faiblesse.

Comme la barque dans la tempête, chahutée par tant de révélations chiffrées, l’Église des fidèles a besoin d’être rassurée. Malgré le danger, Jésus, fatigué, dort. « Seigneur, sauve-nous ! Cela ne te fait rien que nous périssions ! » (Mt 8,25 ; Mc 4,38). Certes, selon le beau mot de Matthieu, nous ne sommes que des mini-croyants. Avec notre faible foi, nous le savons quand même : la Parole est parmi nous, avec son Esprit et ses dons. À la Liturgie, quand nous échangeons le baiser de paix, nous le confessons : « Le Christ est parmi nous. – Il y est et il y sera. » Malgré nos masques, c’est un moment de vérité.

Quand l’Église est un grand corps malade, il faut se tourner vers les petites communautés ; perdues dans la masse pour y être un levain, elles peuvent être le signe et l’espérance d’un renouveau. Il y faut de la fierté ; il faut que les fidèles, malgré leur petit nombre, sachent qu’ils sont « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour proclamer les louanges de celui qui [les] a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (1 P 2,9). Serviteurs bons à rien, mais serviteurs fidèles, telle est notre place à tous, clercs et laïcs.

« Moi, j’ai planté, dit l’Apôtre Paul, Apollos a arrosé, mais Dieu faisait croître. Ainsi celui qui plante n’est rien, celui qui arrose n’est rien : Dieu seul compte, lui qui fait croître. Celui qui plante et celui qui arrose, c’est tout un, et chacun recevra son salaire à la mesure de son propre travail. Car nous sommes les collaborateurs de Dieu, et vous êtes le champ de Dieu, la construction de Dieu. » (1 Cor 3, 6-9)

Noël Ruffieux

Noël Ruffieux est un penseur orthodoxe suisse, auteur de plusieurs ouvrages, spécialiste des questions pastorales, qui a notamment enseigné à la Faculté théologique de Fribourg. Il a publié entre autre : Réparer la maison de Dieu – Pour la communion dans l’Église, éd. Médiaspaul, 2020.

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