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Dans la littérature, des portes vers l’invisible

Photo : Xénia Cr.

Dans Alice aux pays des merveilles de Lewis Carol, au fond du tunnel où elle est tombée alors qu’elle cherchait le lapin blanc, Alice trouve une clé sur une petite table ; c’est la clé d’une toute petite porte qu’elle aperçoit à ses pieds. Elle ouvre la porte et regarde : derrière, il y a un jardin merveilleux. Elle ressent un grand désir d’y aller, mais elle est, hélas, trop grande pour pouvoir entrer. Sur la table, elle trouve une boisson qui la rend toute petite. La clé de la porte se trouve maintenant hors de son atteinte. Alice mange un autre gâteau qui la rend de nouveau plus grande, elle prend la clé, mais maintenant, elle ne passe plus par la porte… Le jardin merveilleux semble donc inatteignable.

C’est grâce à Alice que je crois avoir compris pour la première fois ce qui signifie le désir d’entrer dans un autre monde merveilleux, mais impossible à atteindre – en tout cas pas tout de suite, et non sans quête.

C’est une des images du Paradis perdu, à redécouvrir, qu’on peut trouver dans la littérature.

Cela pourra vous étonner, car il y en a, peut-être, de bien meilleures. Mais le grand ne se cache-t-il pas souvent dans le petit, et dès lors ne serait-ce pas la littérature dite pour la jeunesse, les contes, les mythes, le fantastique, qui l’exprimerait le mieux ?

Cette expérience du paradis perdu, apparemment inatteignable et pourtant tout proche, a été décrite de manière beaucoup plus intelligible et rationnelle par des théologiens – notamment Schmemann dans son Journal – dont j’ai lu les écrits à l’âge adulte. Mais la manière de l’auteur d’Alice – qui, d’ailleurs, n’a peut-être pas voulu exprimer cela – est celle qui parle mieux à l’imagination et, par l’imagination, à l’esprit. La force de l’image l’emporte sur le discours rationnel. 

Ainsi nous parle le Christ dans l’Évangile, quand Il évoque un chameau trop grand pour passer par le trou de l’aiguille. Le Royaume est inatteignable à l’aide des seules forces humaines, surtout avec un esprit trop riche des choses ce monde. Mais « rien n’est impossible à Dieu », parce que le trou de l’aiguille est aussi la « porte étroite », qui « n’est pas de ce monde » (Mt 19, 24-26). Même si cette porte se trouve dans notre monde, elle dépasse par le haut les dimensions terrestres du temps et de l’espace. L’image est le langage premier de l’Évangile, car le Christ parle en paraboles. Même les événements historiques que l’Évangile raconte ont la force et la qualité des images. Ce sont – pourrait-on dire par extension – des images devenues chair, puisque Dieu Lui-même est devenu chair et des événements qui appartenaient auparavant au domaine des mythes (la résurrection d’un « dieu », par exemple) sont entrés dans l’Histoire.

Dans La porte dans le mur de H. G. Wells – un autre livre qui n’a rien d’explicitement religieux – le personnage principal trouve une porte qui le fait entrer dans une autre réalité où il vit heureux. Il retourne plus tard chez lui, mais se rend bientôt compte que la porte n’est pas toujours là. Il n’est plus capable de retourner dans le monde mystérieux derrière la porte, parce que chaque fois que la porte se révèle à lui, il semble avoir quelque chose de très urgent et plus important à faire. Peut-on y lire une autre image du paradis apparemment inatteignable ? 

Pour un autre auteur comme C. S. Lewis, probablement oui. Ce dernier a très bien décrit dans ses livres ce profond désir d’un Ailleurs et d’un Autre, réveillé soudain par une expérience d’émerveillement dans ce monde, qu’il appelle aussi « joie ». Voilà ce que dit un personnage de son roman Un visage pour l’éternité : « T’en souviens-tu ? Les couleurs de la Montagne Grise dans le lointain ? Et parce que c’était si beau, j’étais dans une grande attente, toujours en attente… quelque part ailleurs, il doit y en avoir plus. Tout semblait me dire : viens ! »

Dans les fameuses Chroniques de Narnia, du même auteur, les enfants entrent dans un autre monde où ils rencontrent l’aventure, le mystère et le Christ Lui-même, sous la forme d’un lion. Dans ce cas, l’image théologique est bien voulue ; mais C. S Lewis a beaucoup insisté sur le fait que son livre n’est pas une allégorie de l’évangile. Il propose un récit de fiction, qui a pour trame des images (pas uniquement d’inspiration chrétienne, d’ailleurs) mais qui reste autonome, de façon à baptiser l’imagination des lecteurs et les rendre ainsi ouverts à la foi.

À la manière des paraboles de l’Évangile, ces récits peuvent parler plus directement au cœur de l’homme que des explications discursives. Il ne s’agit pas, dans ces œuvres-ci, d’une allégorie théologique et leur interprétation habituelle n’est pas toujours celle que mon intuition a pressentie, ni celle qu’un lecteur chrétien pourrait percevoir. Elle n’y est pas moins présente, par la force objective des images employées : une porte et un jardin secret caché et difficile à atteindre, un autre monde dissimulé dans une armoire – autant d’éléments qui ne suivent pas les lois habituelles du temps et de l’espace mais une logique qui les dépasse.

Une œuvre récente, Piranesi de Susanne Clarke, décrit aussi d’après moi cet enchantement de l’Ailleurs, de la porte secrète qui pourrait nous mener vers l’intérieur, vers une compréhension plus profonde des choses, et peut-être vers Dieu, la Source de tout. Dans Piranesi, qui d’ailleurs contient beaucoup de références à Narnia, le protagoniste de l’histoire vit dans une immense Maison qui, en haut, touche le ciel et en bas est baignée par l’océan. Un mystère pèse sur sa présence (presque) solitaire en ces lieux – on le pressent depuis le début du roman – parce que Piranesi ne connaît ni son vrai nom ni son passé. On apprend plus loin qu’on peut entrer dans ce monde en se remettant dans un état « pré-rationnel » de l’enfance. Des portes s’ouvrent alors, entre autres vers ce labyrinthe qui est la Maison. Mais y pénétrer comporte des dangers, car on peut perdre jusqu’à sa raison ou y trouver la mort, et certains en profitent pour aller chercher la capacité de dominer. L’effet de la Maison sur Piranesi, pourtant, semble être plutôt la purification de tout ce qui n’est pas étude respectueuse et enthousiaste de celle-ci, il y vit comme « l’enfant bien aimé de la Maison », qui n’arrête pas d’être émerveillé par sa beauté.

Piranesi n’est pas un livre à interprétation unique – d’ailleurs, y en a-t-il, parmi les vraies œuvres littéraires ? Il me semble que ce livre parle directement à l’imagination du lecteur et l’enchante. À la manière proposée par C.S. Lewis, l’auteur n’a probablement pas essayé de construire une allégorie, mais elle écrit de manière à ouvrir au lecteur des « portes ».

On peut voir dans ce livre une métaphore de la fiction comme porte vers l’Ailleurs, comme voie d’intériorité, d’émerveillement et de connaissance du soi, du monde et peut-être aussi de son Auteur.

Parfois, on est tenté de croire que la littérature ne sert qu’à s’échapper des vrais problèmes et des questions essentielles de notre vie pour se réfugier dans un monde imaginaire ou, dans le meilleur des cas, à se détendre. Pour affronter et dépasser ces problèmes, il suffirait de lire des livres spirituels ou théologiques et de prier. Je pense plutôt que les œuvres de fiction ont un pouvoir bénéfique sur le dépassement de nos problèmes et sur notre âme, lorsqu’on se laisse toucher et em-porte-r par la force des images que les bons écrivains transmettent dans celles-ci. La littérature est en effet comme une porte qui nous montre des chemins vers un autre monde tout en nous aidant à vivre dans celui-ci, dans cette « forêt de symboles » comme le dit Baudelaire, parce que le Royaume de Dieu est déjà au milieu de nous.

Alexandra de Moffarts

Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles). 

Pour aller plus loin :

  • G. K. Chesterton, A Defence of Penny Dreadfuls, [Défense des romans à trois sous], dans Le Défenseur, traduit par Garnier, Georges-A. , Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Le Bruit du temps », 1982.
  • Stephen R. L. Clark, « On Wishing There Were Unicorns », dans Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, Vol. 90 (1989 – 1990), p. 247-265.
  • Irène Fernandez, « C.S. Lewis: Imagination et théologie, dans: Les lettres et le sacré », éd. L’Age d’Homme, 1994, p. 82-91.
  • J. R. R. Tolkien, Faërie, dans Faërie et autres textes, éd. Pocket, 2003.
  • Catherine Velay-Vallantin, « J.R.R. Tolkien et le conte de fées : enchantements et pouvoirs théologiques », dans ethnographiques.org, Numéro 26 – juillet 2013 Sur les chemins du conte

Un livre contenant un trésor d’articles : 

  • Leland Ryken (éd.), The Christian imagination: The Practice of Faith in Literature and Writing, WaterBrook Press, Colorado Springs, 2002.

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