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Bien mourir, dans un être ensemble, pour naître ensemble

Photo : Alexandra de Moffarts

« Vivre est si stupéfiant, il ne reste que peu de place pour d’autres occupations » dit Emily Dickinson. Voilà ce qu’Hysope, personnage issu du clown et du merveilleux, à la fois être de fiction et vide disponible, cherche à expérimenter avec les personnes très malades et dites « en fin de vie ». 

Je suis art-thérapeute et interviens à l’hôpital à travers le personnage d’Hysope1. En soin palliatif, en cardiologie amylose (maladie très grave du cœur) et en oncologie, Hysope vient rencontrer les personnes face à face. Dans ce qui devient cœur à cœur, c’est toujours le vivant, rien que le vivant, qui se révèle.

Avant d’entrer dans la chambre d’une personne, il y a une crainte saisissante et, pour ne pas s’identifier à l’émotion, une certaine forme de créativité s’impose. Mais en même temps, quelque chose en nous doit se faire tout petit pour se disposer à recevoir la grandeur de l’autre qui vit un moment très spécial. Le temps de la préparation au mourir – et non à la mort – peut-être un temps immensément dense, où la personne met en présence le tout de sa vie avec sa façon propre. Cela peut être de vrais moments de création de soi.

Créativité et petitesse, voilà peut-être deux dynamiques essentielles pour être face à l’autre — dans ce moment hors du temps.

La porte s’ouvre puis, pas à pas, mot à mot, le visage en face apparaît — infiniment vénérable. Alors, une faille invite, cette faille, que l’on nomme aussi vulnérabilité, rencontre la mienne et je vois au-delà de la situation : la personne est plus grande que sa maladie, que son histoire et je suis convoquée là, avec elle. Chaque un, nous avons à devenir l’Homme en nous. 

Un homme, allongé et très amaigri par la maladie, voit Hysope qui entre dans sa chambre. Il sourit comme un enfant : « Comme vous êtes belle ! ». Hysope se présente, s’assoit tout près de lui et demande son prénom. « Joseph. » Elle s’exclame : « Oh, quel prénom ! Quel merveilleux personnage!». Ravi de cette entente, il dit que oui, c’est lui « qui a ouvert l’Égypte aux Hébreux ». Tous deux échangent avec entrain sur la beauté du récit biblique et du personnage. Il y a quelque chose d’à la fois joueur et intime.

Hysope lui dit avec enthousiasme : « Ce que j’aime dans l’histoire de Joseph, c’est le pardon avec ses frères ! ». L’homme a une rêverie dans le regard et un souffle apaisé. Il dit que le pardon libère, mais que c’est une chose très difficile… Il y a alors une atmosphère plus grave. Hysope s’assoit sur le lit pour être bien en face de son visage et Joseph se met à parler de sa vie à Constantine, de son enfance heureuse avant la guerre d’Algérie, puis de sa vie d’adulte plus difficile (…) Hysope écoute et soutient sa parole par son regard, sa présence.

Puis Joseph s’exclame : « Vous savez, je suis un alpiniste ! ». Il dit qu’il a l’impression qu’avec la maladie, il gravit une montagne : c’est « une montée minutieuse »(…). Hysope lui demande quelle est cette montagne. Il dit que ce sont les Alpes de Haute Provence. Il est un peu confus à cause de la sédation et mêle son récit de randonnées vécues avec une métaphore de son épreuve. C’est très touchant, cette apparition de niveaux d’expériences coexistant. Pour offrir de l’ancrage, Hysope évoque les noms de ces Alpes: Barcelonnette, Vars, Praloup… Il acquiesce avec vivacité. Il décrit ces montagnes avec délice, puis il glisse encore et parle de son amour pour Israël (…) 

Après un long temps très doux, entre parole et regards silencieux, Hysope lui dit gaillardement:  « Mais shabbat commence bientôt ! » (C’était un vendredi après-midi). Il dit avec un fond de nostalgie: « Oh, oui… ». Hysope, enjouée : « Avec la maladie, c’est un shabbat qui compte double ! ». Il rit avec douceur et dit: « Oh, c’est un shabbat à l’infini qui commence! ». Rire profond, ensemble. Hysope lui dit sa grande joie de l’avoir rencontré et lui écrit un message poétique, plein d’amitié sur une carte représentant un autre personnage biblique : Jérémie. Il regarde la reproduction de Rembrandt avec insistance en disant comme une confidence: « La lumière dans l’obscurité. » Il reçoit avec concentration, puis les deux êtres se remercient avec chaleur pour ce moment hors du temps. Le vendredi suivant, il était déjà parti pour le « Shabbat infini ».

 À l’hôpital, du fait d’un étriquement du langage, des choses et de l’espace, il arrive que la personne soit à côté d’elle-même. La rencontre avec un art-thérapeute ou toute autre personne se disposant à voir la beauté, peut permettre que la personne se recentre. Alors, dans un moment d’une rare vérité, la beauté côtoyée se montre renversante et il n’y a de place que pour la célébration. Quand la personne se sent reconnue dans ce qu’elle a d’unique et d’irremplaçable, le moment partagé devient instant inédit de Vie : instant de création — instant divin. L’un et l’autre pouvons dire : « Quelle Joie que Tu sois ! » de façon simple et authentique.

Ce temps du mourir peut permettre d’embrasser sa vie, de la chérir, de se chérir soi-même comme ayant Lieu d’être, cela peut devenir l’expérience d’un va-vers soi-même[1].

J’entends encore Gérard dire avec enfance : « moi, j’aime le goût de la vie ! ». Il disait aussi ne s’être jamais senti aussi heureux, aimé et aimant, que depuis qu’il avait compris que son temps était compté.  Cet homme, dans cette fin de vie si longue et si pénible nous a montré, à nous qui l’accompagnions, à quel point mourir est une étape essentielle de croissance.

Hysope confirme, par sa présence et son amitié dans l’instant, que cette joie et cette paix qui grandit au fond de son lit d’hôpital font partie du chemin, qu’il est possible d’être si malade et si heureux en même temps. 

J’ai tant d’exemples de personnes dont les derniers jours étaient des moments de grandes souffrances, de tourmentes et de joie divine mêlées. Être auprès d’une personne très malade, c’est pénétrer dans une zone non pas mortifère, mais vibrante de vitalités, avec tout ce que cela comporte de secrets et de paradoxes. Évidemment que toutes « les fins de vie » sont différentes… je ne parle là que de ce dont j’ai l’expérience.

Accompagner une personne malade, au seuil de la vie, nécessite un oubli de moi, pour se laisser traverser par de l’autre et se disposer autrement. Parfois, pour être au plus proche d’une personne, il faut se faire étranger[2] pour se laisser émerveiller par l’inconnu en face et le laisser apparaître comme il n’est jamais apparu, l’autoriser à s’inventer encore. Un regard neuf, sans habitude et sans jugement n’attend rien et laisse advenir du nouveau. Laisser partir quelqu’un, être auprès de lui avant ce grand passage, c’est aussi le laisser nous étonner par son visage inconnu qui se prépare depuis toujours et qui va peut-être se laisser entrevoir. 

Mourir est un naître… nous le savons. Avec tout ce que ça comporte d’horrible inconfort et de bonheur.

Dans la vignette ci-dessous, je n’ai pas les mots pour dire à quel point cet homme s’est montré sublime. C’est une félicité que nous avons partagée pour l’éternité :

Quand Hysope entre, Jacques très maigre et tout replié sur lui-même, l’accueille. Il plisse beaucoup les yeux mais se montre très disponible à cette présence. Hysope se sent autorisée à s’asseoir tout près de lui, sur son lit. Après avoir beaucoup parlé de ses souffrances d’enfant, il parle de son métier de maçon, puis de chef de chantier. Il parle de ces moments où il a pris des risques inconsidérés et où il n’est pas mort. « Il y a des moments dans la vie où la mort s’éloigne d’elle-même », dit-il.

Il parle de son amour pour la batterie que le rend heureux, de sa femme qui est morte, de ses enfants adoptifs, de ses petits-enfants, du petit enfant qui vient de naître, et dont il ne sait pas s’il le verra un jour car, dit-il, « je vais mourir bientôt ». Hysope lui répond avec tendresse: « À chaque jour suffit sa perle ». Il remarque, amusé: « Ça, c’est bien dit ! ». Il parle avec joie des musiques qu’il aime bien, de Duke Ellington, Miles Davis, Dave Brubeck… Il y a une douce atmosphère de confiance. Puis, après un temps enjoué à propos de la musique, Hysope dit : « j’ai quelque chose pour vous ». Elle fait passer Take Five de Dave Brubeck sur son haut-parleur. Il ouvre alors des grands yeux de surprise et avec jubilation fait les gestes de batteur, et les mouvements pour imiter chaque instrument : la trompette, la clarinette… Il s’est redressé. Il est maintenant intensément présent dans son corps et ses yeux pétillent d’attention. C’est un moment magique d’allégresse et d’écoute vive. Chaque seconde de la musique est habitée. Il y a là une vraie suspension. Il me semble qu’il a un corps élargi et lumineux et mon cœur exulte: il n’y a plus que lui qui rayonne et moi qui voit. Quand la musique cesse, quelque chose a changé en nous : est-ce une confiance plus grande encore ?

Hysope écrit un mot pour célébrer Jacques. Il reçoit et remercie beaucoup. Il reparlera de cette rencontre aux soignants. J’ai su qu’il avait noté le nom d’Hysope dans ses contacts de téléphone (sans numéro, juste le nom)… Une inscription quelque part qui signe l’inscription de cet instant en lui, en nous. 

La présence Vive à ceux qui meurent est une nécessité vitale pour ceux qui partent autant que pour ceux qui restent. « Être ensemble jusqu’au bout », prendre soin de ces temps, les enrichir de notre poésie, de notre joie et de notre tendresse toujours plus profondes et plus neuves contribue à réparer et à vivifier notre monde.

Audrey Renouard Larivière

Audrey Renouard Larivière est clown et contorsionniste. Elle intervient comme art-thérapeute en soins palliatifs, sous le personnage d’Hysope qui fait partie de l’association des Neztoiles, fondée par Sandra Meunier. Audrey est également catéchète à la paroisse Saint-Matthieu (Neuilly). Son dernier spectacle, Avant-tout, raconte la création du monde à travers le regard de deux clowns.


[1] Lekh lekha est traduit par André Chouraqui par « va vers toi-même », la première occurrence de cette expression se trouve dans Gen 12, 1 : « Va vers toi-même, loin de ta terre, de ta patrie, de la maison de ton père, vers la terre que je te montrerai » (Gn 12, 1).

[2] La dimension clownesque du personnage apporte la dimension de nouveau-né. Hysope dit qu’elle naît pour l’autre et qu’elle est millénaire en même temps…

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