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Assumer la Croix

Photo : Xénia Cr.

Plaçons-nous dans la perspective du croyant qui reconnaît dans le Crucifié le Fils unique de Dieu consubstantiel au Père, donc Dieu. Mais comment Dieu peut-Il être crucifié ? Comment peut-Il mourir ? II est trop facile de dire que c’est la nature humaine de Dieu qui meurt et pas la nature divine. N’oublions jamais que la personne – l’hypostase, comme le disent les théologiens – en qui les deux natures sont unies, est une Personne divine. Le Christ n’est pas deux personnes – l’une divine, l’autre humaine – qui seraient superposées. Il n’est pas un homme qui serait devenu Dieu, II est Dieu qui s’est fait homme. Donc la personne qui est clouée sur la Croix est bien la personne du Fils de Dieu. C’est Dieu qui subit la mort.

Dieu subit sur la Croix l’abandon de Dieu

Quel est le sens de cette mort de Dieu sur la Croix ? D’abord, il faut préciser que Dieu ne meurt pas sur la Croix, mais subit la mort. Qu’est-ce que la mort ? Ce n’est pas autre chose que l’abandon de Dieu. : « Tu retires ton souffle, ils expirent » (Ps 103, 29). La mort est donc la conséquence du péché de l’homme qui s’est détourné de Dieu et qui, finalement, l’a même combattu. En mourant sur la Croix, le Fils de Dieu a assumé, au sens le plus total, non seulement la nature humaine, mais la nature humaine déchue. Lui qui n’a jamais péché a vécu en portant une nature humaine pécheresse. Jésus s’est littéralement vidé de sa divinité. Le Christ, qui est Dieu, s’est totalement dépouillé de ses prérogatives divines, jusqu’à l’abandon de Dieu, conséquence ultime du péché de l’homme. 

« Sur la Croix, Jésus a fait l’expérience de l’athéisme au sens étymologique du mot, non pas au sens de celui qui ne croit pas en Dieu, mais au sens de celui qui est privé de Dieu. » Cette phrase du métropolite Antoine de Souroge montre bien la réalité vécue par Jésus à ce moment-là : l’absence de Dieu, c’est-à-dire la mort. Un théologien allemand, Jûrgen Moltmann, dit qu’il y a là déjà l’annonce de la fin du monde. Cet abandon de Dieu concerne non seulement l’homme qui est livré à la mort, mais l’univers, toute la création déchue. La mort du Christ annonce la fin du monde.

Dieu a abandonné le Dieu fait homme, car il y a une correspondance entre l’image et le modèle, entre le Fils de Dieu et le Fils de l’homme. Le Fils de l’homme est venu assumer ce qu’il y a de plus total, de plus affreux dans l’angoisse et la détresse humaines, toutes les conséquences du péché et du mal. Pendant toute sa vie, II a refait d’une certaine manière, en sens inverse, le chemin d’Adam.

Adam – comme d’ailleurs ses successeurs – s’est éloigné de Dieu, il a péché contre Lui, s’est enfoncé de plus en plus dans le péché, jusqu’à la mort. Quant à Jésus, II a pris sur Lui la nature humaine à son point le plus bas, et s’est trouvé dans une situation beaucoup plus difficile que celle d’Adam. En effet, si Adam a commencé avec une nature créée à l’image de Dieu, Jésus a démarré avec une nature certes aussi créée à l’image de Dieu, mais déchue, pécheresse, corrompue. Il a commencé avec le « corps de péché » dont parle saint Paul (Rm 6, 6), un corps qu’Il va baptiser, transfigurer, crucifier et ressusciter. Pendant toute sa vie terrestre, II a mené un combat contre le mal qui est dans ce corps qu’Il a assumé.

Jésus a reconquis pour l’homme l’immortalité en triomphant du péché

Jésus a gagné cette lutte, II a triomphé. Même dans l’abandon total de la mort, II a conservé la foi : « Père, entre tes mains Je remets mon esprit» (Lc 23,46). Bien qu’Il n’ait plus conscience de la présence de Dieu, qu’Il se sente totalement abandonné, II lui remet son esprit. Non pas par un acte de « conscience » de Dieu, mais par un acte de foi. Même dans ce moment suprême, on peut donc dire de Lui ce que l’on disait de Job, qui le préfigure : « Et il ne pécha point » (Jb 1,22). Jésus a triomphé et est revenu à l’état originel d’Adam. Il a ressuscité. Il a offert sur la Croix le pardon, la paix, la vie et la résurrection à tous les hommes.

Mais encore faudra-t-il que chaque homme s’approprie ce don de pardon et de vie que le Christ offre à tous sur la Croix.

Renoncer à soi-même et choisir le parti des réprouvés

« Buvez-en tous, ceci est mon sang, qui est versé pour vous et pour beaucoup en rémission des péchés » (Mt 26,27-28). Le pardon est donc la réconciliation et le retour à la vie éternelle gagnés par le Christ sur la Croix et donnés à chaque croyant dans le mystère de la « comm-union », c’est-à-dire de l’union avec le Christ. La communion eucharistique, qui prolonge et accomplit le baptême, est en quelque sorte une greffe ontologique, c’est-à-dire une greffe qui ne se fait pas simplement au plan de la conscience et de la foi, au niveau subjectif et psychologique, mais au plan même de l’être. Quel que soit le degré de ma foi, de ma crainte de Dieu ou de mon amour, lorsque je communie, je suis uni à l’être même de Dieu. Mais pour ne pas être blasphématoire, cette union ontologique doit s’exprimer dans la vie, l’existence personnelle et sociale.

Au niveau de l’existence personnelle, celui qui reçoit la vie du Dieu crucifié est invité par Jésus à prendre sa croix et à Le suivre. Il va donc nous falloir assumer notre croix sur le plan concret de notre vie personnelle et psychologique, c’est-à-dire renoncer à nous-mêmes. C’est ce que saint Paul appelle la « folie de la Croix » (1 Co 1,18) : arriver petit à petit, dans toute notre vie, à ne plus compter sur la force, l’intelligence, l’efficacité, mais seulement sur la puissance de la Croix. Renoncer à nos avantages quand on est en position de force, pour miser non pas sur ce qui est raisonnablement efficace, mais sur la puissance mystérieuse de Dieu.

Sur le plan social, il y a dans la Croix quelque chose de honteux : on a craché au visage du Crucifié. Choisir la Croix, c’est donc, socialement parlant, choisir le parti des réprouvés, des « impies », des hors-la-loi. Jésus a été crucifié entre deux bandits, ne l’oublions pas ! Il s’est mis avec les bandits, et toutes les autorités étaient au contraire les crucificateurs. Par conséquent, si vraiment nous vivons la Croix et la participation à la Croix dans le sacrement, nous allons nous retrouver – et c’est un paradoxe – du côté des « sans-Dieu », car Jésus est venu justement pour rendre Dieu aux « sans-Dieu », aux athées, aux hommes privés de Dieu, aux prostituées, aux publicains, nous dirions aujourd’hui aux truands. Non seulement nous ne pouvons éviter l’aspect infamant de la Croix, mais nous devons le retrouver. Nous ne pouvons pas porter la Croix dans la respectabilité. Il n’est pas respectable d’être chrétien. Et si cela l’est devenu, demandons-nous si nous sommes encore vraiment chrétiens !

Assumer sa croix, c’est finalement le seul témoignage efficace de la prédication. On ne prendra au sérieux l’annonce de la Résurrection que de la part d’un homme qui dit oui à la Croix, qui accepte de renoncer à ses prérogatives pour partager et communier avec les persécutés, les tourmentés, les abandonnés de ce monde. Mais ce témoignage ne doit pas seulement être un témoignage personnel : il doit, pour être vraiment efficace, être un témoignage d’Église. C’est l’Église, l’assemblée tout entière, qui doit témoigner de la Croix. Il est très important que l’Église en tant que telle, l’assemblée avec tout son clergé, donne ce témoignage de solidarité avec les persécutés, les tourmentés et les réprouvés de la terre. L’Église commence peut-être à le faire un peu, mais n’attendons pas la persécution pour nous engager sérieusement dans cette voie. La persécution viendra forcément quand nous serons de nouveau vraiment en communion avec le Crucifié. C’est alors que le témoignage de la Croix portera, que notre prédication, si Dieu le veut, sera entendue.

P. Cyrille Argenti (+)

Le père Cyrille Argenti fut une figure majeure de l’orthodoxie en France au XXe siècle. Résistant, moine et prêtre à Marseille, il a œuvré à l’avènement d’une orthodoxie d’expression locale ainsi qu’au dialogue oecuménique.

Source : N’aie pas peur, éd. Le Sel de la Terre/Cerf, 2002, p. 153-156.

Pour lire d’autres textes du père Cyrille :
https://monastere-de-solan.com/content/24-pere-cyrille

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