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Russie-Ukraine : les conséquences pour l’Église orthodoxe

Photo : V. Agassant

Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine entame sa deuxième année, le monde entier ne cesse de prier pour une issue rapide et juste du conflit. Toutefois, il convient de se demander à quoi ressemblera cette fin juste. Quel que soit le vainqueur, que les acteurs politiques – Poutine et Zelensky – continuent ou non de rester des figures dominantes dans le paysage, il est certain que l’Église orthodoxe, tant en Russie qu’en Ukraine, sera toujours très présente. Le rôle qu’elle jouera au lendemain de la guerre dépendra de la manière dont elle se considère vis-à-vis de ses gouvernements respectifs. Continuera-t-elle à être un canal de diffusion d’une idéologie politique qui encourage l’hostilité envers l’autre, ou constituera-t-elle une présence qui guidera les deux parties vers la guérison par la rencontre avec le Christ crucifié et ressuscité ?8

Compte-tenu de la relation étroite – souvent caractérisée par la subordination – que l’Église orthodoxe entretient avec l’État depuis près de deux millénaires, la blessure encore plus profonde causée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie place l’Église orthodoxe face à un défi de taille : se libérer des gouvernements, ce qui lui permettrait d’emprunter la voie de la vérité, de la paix et de la réconciliation. Mais pour y parvenir, il lui faudra quelque chose de semblable à la réflexion théologique élaborée par la Commission théologique internationale du Vatican, dans le cadre de la préparation du nouveau millénaire. Datée de décembre 1999 et présidée par le cardinal Joseph Ratzinger, la commission a produit un document intitulé : « Mémoire et réconciliation : L’Église et les fautes du passé ». Personnellement, ce qui me frappe le plus dans ce document, c’est l’appel à la « purification de la mémoire » fondée sur le « courage et l’humilité » nécessaires pour reconnaître « les torts commis par ceux qui ont porté ou portent le nom de chrétien » (extraits de l’introduction). Comme le souligne la Commission, la purification de la mémoire est un appel à l’Église pour qu’elle entreprenne une critique approfondie d’elle-même.

Un tel acte de courage, d’humilité et de remise en question est-il possible au sein de l’Église orthodoxe ? Plus précisément, étant donné que l’orthodoxie se renie souvent elle-même et adhère à l’ethno-phylétisme, la structure institutionnelle actuelle des Églises locales permet-elle à leurs dirigeants de guider leurs Églises respectives loin des idéologies politiques et dans le sens de l’Évangile ? Comme l’a souligné le père Jean Meyendorff, l’essor du nationalisme moderne a transformé l’Église orthodoxe :

« Le régionalisme ecclésiastique légitime est devenu une façade pour le sectarisme ethnique ». Par conséquent, « la nouvelle idéologie nationaliste a identifié la nation – entendue en termes linguistiques et raciaux – comme l’objet d’une loyauté sociale et culturelle fondamentale » et non la « communauté sacramentelle, créée par la nouvelle naissance du baptême, comme l’exige l’Évangile chrétien… »[1].

Comme le savent les historiens de la Russie, l’ethno-phylétisme constitue la base idéologique du Monde Russe et la motivation principale de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. […]

Sous le règne du tsar Nicolas Ier (1796-1855), la bannière politico-ecclésiastique « Orthodoxie, autocratie et nationalité » a été brandie, appelant la Russie à se libérer de l’hégémonie occidentale et à revenir à ses racines orthodoxes. Sous la direction du ministre de l’éducation du Tsar Nicolas, Serge Uvarov, la triade indivisible de l’Église, de la politique et de la nation a été reconnue comme la pierre angulaire de l’identité russe et occupe encore aujourd’hui une place de choix dans la conscience des Russes.

Le rôle de l’Église orthodoxe dans la mise en place d’un organisme similaire à la Commission théologique internationale du Vatican ou à la Commission vérité et réconciliation d’Afrique du Sud est rendu difficile par le fait que, si le Patriarcat de Moscou promeut effrontément l’idéologie du Monde russe, une relation inséparable entre l’État et l’Église prévaut également en Ukraine. La jeune église autocéphale du métropolite Épiphane de Kiev sera-t-elle en mesure de prendre l’initiative d’appeler à l’unité canonique des églises orthodoxes d’Ukraine et de prendre ses distances par rapport à l’idéologie politique ? Dans l’affirmative, pourra-t-elle, avec une Église orthodoxe russe libre, tracer une voie qui guidera leurs autorités respectives vers la vérité, la paix et la réconciliation ? Les dirigeants des Églises orthodoxes de Russie et d’Ukraine seront-ils capables de dire la vérité dans l’amour (Éph 4, 15), en reconnaissant les atrocités contre la dignité humaine et la vie qui sont le résultat inévitable pour toutes les parties impliquées dans la guerre ? Comme l’a déclaré l’ancien président américain Bill Clinton dans ses remarques de 1998 aux membres du Conseil national palestinien et d’autres organisations connexes, ni les Israéliens ni les Palestiniens « n’ont le monopole de la douleur ni de la vertu ».

Purifier la mémoire collective, dire la vérité dans l’amour, s’orienter vers l’acceptation de l’autre requiert une gouvernance courageuse, humble et visionnaire. Il faut monter au Golgotha. Actuellement, du côté russe, à moins d’une transformation intérieure radicale, les paroles et les actions des dramatis personae ont montré qu’ils n’étaient pas à la hauteur de la tâche. Vladimir Poutine n’est pas Nelson Mandela et le patriarche Cyrille n’est pas l’archevêque Desmond Tutu. Du côté ukrainien, en plus de tendre la main au métropolite Onuphre, le métropolite Épiphane a la redoutable tâche de rappeler à sa nation que la victoire sur l’envahisseur se manifestera en fin de compte lorsqu’elle embrassera la vérité, la réconciliation et le pardon. 

P. Robert Arida

P. Robert Arida est l’ancien recteur de la cathédrale de la Sainte-Trinité à Boston, aux États-Unis (OCA), traducteur du p. Georges Florovsky en anglais et auteur de nombreux articles de réflexion théologique et pastorale. 

Cet article est initialement publié sur le site Public Orthodoxy et traduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur. 


[1] « Ecclesiastical regionalisme : structures of communion or cover for separatism?” St. Vladimir’s Theological Quarterly, vol. 24, n° 3, 1980, p. 163.

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