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Questions de « bon » sens

Prenons l’exemple de la vie telle qu’elle se déroule pour la plupart d’entre les hommes : arrive un moment, au seuil de l’âge adulte le plus souvent, où l’on se marie. Le plus souvent, c’est l’aboutissement d’une authentique rencontre amoureuse, et donc un choix et une décision délibérés. Mais cela reste, contre l’usure du temps, la souffrance et la mort, un énorme défi relevé, et un grand risque pris. Il n’y a dans ce pari sur l’avenir qu’une toute petite part de prévisible, pour une très grande part d’imprévisible. La sentence de bon sens le dit bien, qui annonce que « le mariage est une loterie », que cela se fait « pour le meilleur et pour le pire » ou que « dans le mariage, ce sont les quarante premières années qui sont les plus difficiles ». Il n’en reste pas moins que, pour la plupart des hommes, c’est, spontanément et sans qu’ils y aient réfléchi théoriquement, une des grandes mesures de l’idéal de vie qui s’y trouve exprimé : l’amour plus fort que le temps, la souffrance et la mort ; le permanent supérieur à l’éphémère ; l’un supérieur au multiple ; la fermeté intérieure préférée à l’instabilité mondaine. 

Cet engagement dans le mariage se fait, heureusement, dans la spontanéité naïve et sans analyse rationnelle et psychologique radicale (c’est en cela aussi que c’est une « loterie »). Cette spontanéité préside pareillement aussi, même à l’ère de la programmation parentale, à la venue des enfants. Si l’on se pose beaucoup de questions sur l’aménagement du temps, des efforts et des conforts, on ne se pose que rarement les questions fondamentales qui devraient présider à la génération : à savoir, qu’est-ce que la vie humaine, quel est son sens, cela a-t-il du sens de mettre un enfant au monde, pour qui et pourquoi mettre les enfants au monde, etc. Or, c’est ce qu’il faudrait faire, et, assez souvent, tout de même, on le fait, surtout lorsqu’il s’agit de passer du premier au deuxième, et aux suivants. 

Voilà cependant bien un acte qui a des suites, le plus souvent imprévisibles, mais qu’il faut assumer en toute responsabilité, indépendamment de la réussite relative de la destinée de ceux qu’on met au monde, car tout compte fait c’est à cause de nous qu’ils y sont, et ils n’ont rien demandé, comme certains adolescents le rappellent parfois avec aigreur. 

Si on les a mis au monde, alors qu’ils seront ainsi destinés à la souffrance et à la mort, c’est que l’on a estimé que la vie valait mieux et plus que cette destinée souffrante et mortelle, qu’elle avait un sens en soi, voire au-delà d’elle-même et de ses vicissitudes. 

Dès que l’on a un, et surtout plusieurs enfants, il apparaît clairement que chacun doit tenir compte de tous et de chacun, c’est-à-dire que, pour chacun dans une famille, l’autre est celui qui me situe et contribue à me donner ma raison d’être, même si — et cela se fait naturellement si tout marche harmonieusement — je suis, aussi, pour les autres, celui qui les situe et contribue à les constituer. L’échange de bons procédés se fait ainsi, idéalement, dans la circulation permanente de la solidarité, de la proximité, du partage, de la concession mutuelle, bref, de l’amour. Si, au contraire, chacun de ceux qui composent la famille, puis, plus largement, les groupes amicaux ou sociaux, part constamment de soi et ramène systématiquement tout à soi, non seulement l’harmonie cesse mais se transforme rapidement en un enfer, avec tout ce que cela entraîne de mécomptes et de malheurs divers. 

L’expérience première et fondatrice de la capacité de relation, de communion et d’amour recèle le sens fondamental de l’existence, et c’est sur cette base que peuvent s’édifier toutes les destinées.

L’action sociale et politique, les vocations au dévouement professionnel ou bénévole, les carrières intellectuelles ou manuelles, les projets spirituels ou artistiques, etc., etc., tout cela prend son sens dans le prolongement de l’expérience initiale, une expérience fondée sur l’idéal, concrètement réalisé, de l’amour, avec ce que cela comporte de renoncement à soi et d’ouverture aux autres. 

Cette manière de voir les choses est évidemment idéale. Bien que souvent contrevenue, elle est cependant présente au cœur et à l’esprit de tous, et toujours convaincante si elle est appliquée, — la valeur de l’exemple étant, dans la vie, la seule puissance de conviction décisive. 

À voir les choses ainsi, on se rend compte que c’est, tout simplement, la manière chrétienne de vivre selon l’enseignement du Christ. Et si l’on a foi en Lui, on ne peut que conclure que pareille vie cultivant de pareilles valeurs conduit à partager Sa destinée, c’est-à-dire à obtenir, finalement, par l’humble acceptation de la souffrance et de la mort — qui est le plus extrême renoncement à soi —, la même résurrection, la victoire définitive sur la souffrance et la mort, et la vie éternelle. Or, cette vie éternelle est déjà commencée ici-bas dans la mesure même où la vie est vécue selon cette perspective, en espérance de cette issue. La vie éternelle est déjà commencée et déjà perceptible par et dans la prière personnelle, où chacun peut pénétrer dans son intériorité, où siège le mystère de soi, tout comme par et dans la prière communautaire, où chacun s’appuie sur la foi de l’autre pour entrer dans le grand mystère du salut de tous (que rappelle et réalise tout à la fois la liturgie eucharistique, résumé concentré de la rédemption du Christ). 

Jean-Claude Polet

Marié, père et grand-père, Jean-Claude Polet est professeur ordinaire émérite en littérature française et comparée de l’Université de Louvain-la-Neuve et membre fondateur, directeur des publications et secrétaire de l’Association Saint-Silouane l’Athonite.

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