Dans le cadre de la « Méga-conférence » de l’Association théologique orthodoxe internationale (IOTA) en janvier 2023 à Volos, parmi les nombreux ateliers et tables rondes proposés, plusieurs ont été consacrés au thème « Science et théologie ». Les séances de questions après les interventions ont permis de soulever des problématiques auxquelles il est important de réfléchir car il y va de notre témoignage de chrétiens dans le monde aujourd’hui.
Une des questions était posée, sous la forme d’une anecdote, par le père d’un jeune garçon à qui on avait dit, lors d’une séance de catéchèse, que s’il posait son doigt sur la tombe de saint Nectaire, il sentirait les battements de son cœur. Ce garçon a répondu spontanément que c’était impossible. Il a été alors vertement réprimandé pour son manque de foi. Ce père de suggérer, lors de l’atelier, de revoir certains aspects de l’hagiographie orthodoxe. La réponse des membres du panel est allée à rebours de son attente : plusieurs ont affirmé que, oui, ils étaient prêts à croire qu’ils sentiraient ces battements de cœur. Une femme de l’assistance a même raconté sa guérison miraculeuse grâce à de l’huile provenant de la tombe de saint Nectaire, alors qu’elle était dans le coma depuis six mois.
Il est entendu qu’aucun de ces miracles n’est impossible – tout est possible à Dieu. Cependant l’hagiographie parfois exagérée, inflationniste (comme par exemple tel saint qui refuse le sein de sa mère les jours de jeûne) est contreproductive. Dans ce dernier exemple, elle semble même nier la liberté humaine, comme si ce saint était prédestiné. Aucun miracle n’est systématique. Il demeure toujours une place pour le doute. Si ce n’était le cas, l’élan libre de l’homme vers Dieu serait compromis. Souvent, les miracles arrivent de façon tout à fait inattendue et notre rôle est de les discerner, car jamais Dieu ne s’impose avec une évidence telle qu’elle contreviendrait à notre liberté. Souvent, les miracles arrivent à des personnes en proie à une profonde douleur, dans laquelle le Christ les rejoint – c’est certainement ce qui est arrivé aux parents de cette jeune femme tirée du coma contre toute attente. Ce miracle a répondu à leur foi authentique, à l’instar des nombreux épisodes de l’évangile. Mais est-il raisonnable de concevoir un miracle « systématique » comme celui de sentir les battements du cœur du saint, à chaque fois qu’on pose sa main sur son tombeau ?
Qu’a pensé ce pauvre garçon qui a eu le courage d’être sincère ? S’est-il senti pauvre pêcheur incapable de foi ? Ou cela a-t-il coupé en lui toute envie d’en savoir plus sur Dieu ? Combien de personnes se sont éloignées de la foi à cause d’injonctions qui heurtent l’intelligence ? Il arrive parfois d’entendre dire : j’étais croyant dans mon enfance – même enfant de chœur – mais j’ai suivi un cursus scientifique, alors j’ai quitté l’église.
Voici une autre histoire vécue, pour illustrer mon propos : lors d’un mariage, au moment de la prière qui évoque la création de la femme à partir d’une côte d’Adam, une femme dans l’assistance a crié d’une voix forte : « non, ce n’est pas vrai !». Il est probable que cette femme était un peu dérangée pour dire son opinion de la sorte, mais cette manifestation n’exprime-t-elle pas ce que la plupart pensent tout bas ? On peut facilement, à entendre ces offices, nous taxer de créationnistes. Nous accueillons dans nos églises des gens qui, à l’occasion du mariage d’un ami par exemple, assistent pour la première fois à un office orthodoxe ou même à un office chrétien tout court. Il m’est arrivé plus d’une fois d’observer que nos « beaux offices orthodoxes » pouvaient repousser certains de manière définitive et les décourager de toute tentative d’en savoir plus sur la foi.
Prenons l’épitre de saint Paul lue au mariage. Elle déclenche immanquablement un flot de murmures et des sourires entendus. Et pourtant, saint Paul a eu cette belle intuition que l’amour au sein du couple est de même nature que celui de Dieu pour l’humanité. Il est bien des maris qui, alors que leur femme a « atteint les cheveux blancs de la vieillesse », continuent de se les présenter à eux-mêmes « sans tâche ni ride », avec les yeux de l’amour. Mais utiliser une image où le mari a le rôle de Dieu et la femme celle de créature sauvée par son mari est-elle recevable aujourd’hui ?
Cette image correspondait probablement à la réalité de l’époque où vivait saint Paul. Les femmes étaient totalement dépendantes de leur mari, considérées comme leur propriété. Si, pour les orthodoxes, habitués de la lecture des Écritures et des prêches de mariage qui souvent expliquent précisément cette épître, la lecture au cours de l’office ne pose pas de problème – Paul place la relation homme-femme sur un autre plan, celui du service oblatif – il en est autrement pour une oreille novice.
Une image ne doit pas être absolutisée mais on doit tendre à la faire évoluer pour qu’elle reste fidèle à la vérité. Dans les transcriptions des paroles du métropolite Antoine Bloom, parues récemment[1], on lit : « Quelle que soit l’image que nous nous faisons de Dieu, si parfaite, fidèle à l’Écriture, à la révélation de Dieu qu’elle soit, elle doit rester transparente à la réalité de Dieu ». Et monseigneur Antoine cite lui-même saint Grégoire de Nazianze : « Lorsque nous avons rassemblé toutes les données de l’Écriture, toute la connaissance existentielle réunie sur Dieu et que nous en avons fait une image aussi cohérente que riche, aussi parfaite, aussi pleine de relief et de nuances que nous pouvons, si nous nous imaginons être en face de Dieu tel qu’il est, nous avons construit une idole. »
Alors donc, si une image que nous transmettons dans nos offices, même par la lecture des Écritures, heurte, empêche la compréhension de la vérité par ceux qui l’écoutent, en particulier ceux qui sont peu familiers de la religion chrétienne, n’est-il pas opportun de choisir un autre texte des Écritures ?
On ne peut pas laisser les gens se détourner de l’orthodoxie, de la religion chrétienne et, en définitive, de l’appel du Christ parce qu’on n’ose pas toucher d’un iota à nos offices, à nos rites. Mais comme il est difficile de changer quoi que ce soit en orthodoxie, l’anathème est au coin du bois, le schisme guette. De nos jours, me direz-vous, il n’est même pas besoin de discussions théologiques pour être mis face à un schisme, les enjeux de pouvoir y suffisent. Mais au-delà de cette situation déplorable, on peut constater qu’il faut bien du courage pour proposer un quelconque changement. On est facilement taxé de « protestantisme ».
Ayons ce courage, en concertation, en conciliarité, de cheminer ensemble vers une adaptation de l’expression de notre foi dans nos offices car notre situation minoritaire en Occident et, qui plus est, dans une société de plus en plus sécularisée, nous oblige. Il est de notre devoir d’attirer vers le Christ les personnes qui passent le seuil de nos églises. Beaucoup sont en recherche, ont soif de spiritualité. Il est important de ne pas construire des murs d’incompréhension avec des textes qui demandent des heures de commentaires pour être correctement compris.
Anne Struve
Anne Struve est ingénieur en veille innovation dans le secteur du BTP, épouse de prêtre et mère de quatre enfants.
[1] Mgr Antoine Bloom, Dieu et l’homme. La foi et le doute, éditions des Syrtes, 2023, p. 52.
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