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Le rapport à l’autre d’après Dostoïevski

Photo : Xénia Cr

Les romans de Dostoïevski évoquent abondamment les difficultés que nous connaissons pour  nouer des relations joyeuses, égalitaires et sincères avec autrui. Ses héros ont tendance à s’isoler du monde. Raskolnikov, dans Crimes et châtiment, se terre dans sa chambre d’étudiant ou erre dans les rues de Saint-Pétersbourg. Rogojine (L’Idiot) ne connaît que la violence dans ses rapports aux autres. Stavroguine, dans Les Démons, fascine tous ceux qui l’approchent, mais n’est proche de personne, pas même de sa mère. Il semble vivre dans une solitude existentielle absolue. Arkadi, le narrateur de L’Adolescent, en veut au monde entier. Ivan Karamazov, enfin, ne parvient pas à nouer une relation intime avec ses propres frères. Pourquoi une telle insistance sur ce thème ?

Rappelons tout d’abord que Dostoïevski lui-même, caractère tourmenté et complexe, a souvent eu des rapports conflictuels avec ses contemporains. Il s’est par exemple violemment brouillé avec l’écrivain Ivan Tourgueniev. Il n’était pas, d’après les témoignages, toujours très facile à vivre. Très timide, il pouvait passer du silence obstiné à l’exaltation bavarde, voire à l’agressivité. Bref, il savait de quoi il parlait en faisant du rapport à l’autre l’une des questions centrales de son œuvre. Par ailleurs, ce thème est essentiel pour lui, qui fait de l’amour de la création la clé d’une vie heureuse et libre. Si la liberté qu’il exalte est concrète et vivante, c’est parce qu’elle s’incarne dans des relations humaines d’affection mutuelle.

Mais que faire lorsque l’on n’arrive pas à aborder les autres avec simplicité, lorsque l’on préfère, comme le confesse un de ses personnages, l’humanité abstraite en général aux humains réels ?

Tout se bloque : on s’isole, on risque de ne voir que des ennemis partout, on s’enfonce dans la souffrance et la rage. Pour Dostoïevski, l’impossibilité de constituer un rapport serein avec les autres est le grand drame de notre époque — qui n’aime rien tant que classer, cataloguer, définir une fois pour toute. Il écrit de romans pour montrer qu’il est cependant possible de sortir de ce que, en philosophie, on appelle le solipsisme, l’incapacité à considérer l’autre homme comme semblable à moi mais différent de moi — un alter ego. 

De la peur à l’isolement

Il part de loin : chez Dostoïevski, les personnages ont d’abord le sentiment d’être agressés par autrui. Ils veulent échapper à ce regard extérieur qui fige un être complexe, mouvant, libre, en une image définitive : un tel est un « petit fonctionnaire médiocre », un autre « un étudiant idéaliste », sans parler de « la femme de mauvaise vie » ou du «  vieil ivrogne ». Nastassia Filippovna, l’héroïne de L’Idiot, est par exemple vue par tous comme une femme-objet : elle a été vendue, encore enfant, à un riche vieillard qui l’a élevée pour ses plaisirs avant d’essayer de la céder à un autre. Elle repousse avec horreur sa réputation de courtisane. Mais lorsque le Prince Mychkine, qui n’a aucun préjugé sur autrui, lui offre d’elle une image différente, elle ne parvient pas à croire qu’elle est une personne digne d’amour et préfère courir vers l’autodestruction.

Cette peur du regard d’autrui, cette répugnance à devenir une « chose » aux yeux des autres a un effet qui transforme les rapports humains en véritable cercle vicieux : le solitaire, chez Dostoïevski, se sent offensé, humilié, et ne rêve que de vengeance. Ils ne voit donc plus autrui comme un égal et un prochain, mais comme un objet de haine. Certains personnages sont condamnés à un solipsisme dont ils ne peuvent échapper que par la folie ou la mort. Ivan Karamazov, l’intellectuel du dernier roman de Dostoïevski, en est le meilleur exemple. Dépassé par ses théories abstraites sur l’amoralisme de l’athéisme ou sur l’impossibilité d’aimer son prochain, il s’enferme petit-à-petit dans la claustration spirituelle. Imperméable à la persuasion, incapable d’entendre la présence d’une autre conscience, il préfère s’entourer de personnages inventés plutôt que d’humains en chair et en os. En témoigne sa « Légende du Grand Inquisiteur », récit qu’il a inventé et qui l’obsède. Sa fermeture à autrui provoque des extensions fantasmatiques du moi : les personnages de ses œuvres littéraires et, enfin, le double qui apparaît à la fin du roman. 

On connaît l’importance de ce thème dans l’œuvre de Dostoïevski. Son second récit, publié en février 1846, s’intitule précisément Le Double et raconte l’apparition d’un jumeau malfaisant auprès d’un fonctionnaire aigri, Goliadkine. Son sosie l’entraîne dans la folie. Plus de trente ans après la rédaction de ce récit, Dostoïevski écrit, dans le Journal d’un écrivain de 1877 : « Je n’ai jamais rien lancé dans la littérature de plus sérieux que cette idée ». Dans Les Frères Karamazov (Livre XI, chapitre 9), Ivan croit recevoir des visites de son double maléfique, mais n’arrive pas à décider s’il a face à lui un individu véritable, un démon ou un fantasme. Or si le diable lui-même n’existe pas, alors Dieu doit également être considéré comme une pure émanation de l’ego, et chaque individu perd son statut d’autre conscience. Se dédoubler, c’est donc une tentative désespérée de peupler un monde sans autrui. 

Le chemin vers autrui

L’homme, selon Dostoïevski, se voit-il condamné à peupler sa conscience de simulacres d’autrui afin de compenser la perte irrémédiable du rapport à l’autre ? Il existe cependant un espoir. L’Adolescent retrace l’itinéraire d’un jeune homme tourmenté, Arkadi. Il est un enfant illégitime : son père officiel est un serf, Makar, et son père naturel un aristocrate. Arkadi est en guerre contre cet autrui abstrait et universel qui le montre du doigt. Il veut rompre avec le monde entier afin de pouvoir ensuite le dominer par l’argent. Mais la différence entre Ivan Karamazov et Arkadi est que ce dernier est animé d’une forme de désir d’autrui. Arkadi poursuit son géniteur, Versilov, afin de s’en faire aimer. Son envie juvénile de vivre avec ou pour autrui dissipe finalement sa prévention et sa volonté d’oppression. Le roman décrit cette progressive ouverture à autrui. Le moteur de cette transformation est paradoxalement la constatation de la solitude de l’autre et la volonté d’y remédier. 

Le récit est centré sur la relation qui unit l’Adolescent à Versilov. Celui-ci apparaît au début comme un « rêve », un « homme imaginé », une pure projection du moi d’Arkadi. Mais peu à peu, l’Adolescent apprend à connaître son père naturel et comprend sa tragédie intime. Versilov, être sensible et intelligent, se transforme parfois en individu cynique. Il aime choquer la société et éprouve une passion pour la jeune femme qui fascine Arkadi. L’Adolescent comprend que son père, qui est à la fois son rival, souffre de sa solitude et risque le dédoublement. Arkadi s’en effraie et tente d’y remédier. À la fin du roman, la régénération est quasi-générale. L’Adolescent évoque sa « nouvelle vie ». Versilov a « reçu le don des larmes », c’est-à-dire qu’il est à nouveau sensible à la souffrance d’autrui.

Il existe donc des possibilités de vaincre le cercle vicieux du solipsisme. Le désir vital de l’adolescence, certaines rencontres providentielles, ou la résolution violente de tortures intérieures jouent un rôle décisif. 

Certains personnages apparaissent, quant à eux, immédiatement épargnés par toute tentation solipsiste. Il s’agit de ceux qui expérimentent un amour égalitaire et serein envers chacun. C’est le cas du pèlerin Makar, dont la simplicité transparaît dès le début du roman. Arkadi apprend progressivement à comprendre le « suprême bon ton » de son père officiel, appréciant sa « bonté d’âme » alliée à une grande « gaieté », et « surtout du respect, ce respect modeste, ce respect qui est indispensable à la suprême égalité ». La faculté de poser autrui comme un « tu » implique le respect de soi-même — issu lui-même d’un rapport personnel à Dieu. Le starets Zossima livre la formule de la relation à autrui à Fedor Karamazov : « Surtout, n’ayez pas honte de vous-même, car tout vient de là ».

En russe, l’événement, so-bytie, signifie « être-avec ». Ce terme exprime l’essence de la pensée dostoïevskienne qui n’est pas le résultat d’une acquisition solitaire ou d’un enseignement didactique, mais qui n’apparaît qu’à l’occasion d’un dialogue, souvent contradictoire, entre diverses paroles et expériences humaines. C’est ainsi que Dostoïevski décrit, dans ses romans, diverses voies de relation au monde et à autrui. 

Michel Eltchaninoff

Michel Eltchaninoff, philosophe, normalien et spécialiste de Dostoïevsky, est rédacteur en chef de Philosophie-magazine. Il a fondé en 2016 l’association Les Nouveaux Dissidents.

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