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Le processus de réception des conciles dans l’Église ancienne 

photo : P. Yannick Provost. Mosaïque de la basilique de la Nativité, à Bethléem (6e s.)

Au cours des dernières décennies, la question de la réception (approbation, reconnaissance) des conciles œcuméniques par les Églises locales orthodoxes a fait l’objet d’un large débat tant parmi les théologiens que parmi les historiens de l’Église. Il y a eu beaucoup de publications sur ce sujet dans les revues religieuses occidentales après le concile de Vatican Il ainsi qu’à l’occasion d’études portant sur le thème de la réception organisée par le Conseil œcuménique des Églises (COE). 

Ces recherches ont démontré, premièrement, que les conciles œcuméniques n’étaient pas reçus de manière passive ou automatique par les Églises locales. Au contraire, les Églises avaient à décider du sort de chaque concile : le recevoir ou non, le recevoir comme œcuménique ou comme local, recevoir toutes ses décisions ou seulement certaines d’entre elles. Le processus de réception présupposait, au sein de chaque Église locale, un examen approfondi du concile et des décisions qu’il avait prises et non une soumission passive des Églises locales au concile œcuménique. C’est précisément pour cela que la réception de certains conciles fut si douloureuse, s’accompagnant de débats animés, de manifestations populaires, de l’intervention des pouvoirs publics, etc.

Deuxièmement, la reconnaissance d’un concile présupposait non seulement la promulgation de sa doctrine par les autorités ecclésiastiques, mais aussi sa réception par les théologiens, les moines et les laïcs. C’est toute la plénitude (le plérôme) de la communauté́ ecclésiale qui était impliquée dans le processus de réception. Aussi bien dans le cas du premier concile de Nicée que dans celui de Chalcédoine et des autres conciles du premier millénaire qu’on a appelés œcuméniques, la réception passait par un processus plus ou moins long. La réception des décisions d’un concile n’était pas simplement un acte juridique de reconnaissance de ce concile par les autorités ecclésiastiques, mais cet acte juridique était plutôt considéré́ comme le début d’un processus spirituel de réception par toute la communauté ecclésiale. 

Troisièmement, le processus de réception dans chaque cas concret présupposait la présence de deux parties : celle qui donne et celle qui reçoit. La réception elle-même était l’affaire d’un consensus entre ces deux parties. La partie donatrice pouvait être soit une Église locale ou un groupe d’Églises, soit un parti théologique, ou même encore une seule personne (l’empereur, un théologien, un évêque). Ainsi, par exemple, au 1er concile œcuménique, la partie donnante était l’empereur Constantin et le parti des homoousiens ; au 3e concile, saint Cyrille d’Alexandrie et ses partisans ; au 4e concile, le pape de Rome saint Léon le Grand et le groupe des théologiens qui avaient accepté sa définition de la foi ; au 5e concile, l’empereur Justinien. La partie réceptrice était constituée par les Églises locales, qui prenaient leur décision, non en se fondant sur l’autorité́ de la partie donatrice, mais en fonction de leur propre analyse théologique. 

Quatrièmement, la décision de recevoir ou non tel ou tel concile était influencée par le degré de préparation théologique d’une Église locale, ainsi que par la présence ou l’absence, en son sein, de courants théologiques proches de celui qui avait triomphé à un concile donné. La présence ou l’absence, à l’intérieur d’une Église locale, de l’hérésie qui avait été condamnée par le concile œcuménique pouvait également influencer la relation de cette Église au concile : si l’Église ne connaissait pas l’hérésie donnée, toute la problématique de la lutte contre cette hérésie lui était étrangère, et par conséquent les décisions du concile elles non plus ne présentaient pour cette Église aucun intérêt particulier. 

Cinquièmement, la réception d’un concile par telle ou telle Église locale était influencée par des facteurs nationaux et linguistiques : en ce qui concerne notamment les formules dogmatiques des Églises de langue grecque, on était loin de parvenir à les traduire toutes de manière adéquate en latin ou dans les langues orientales (copte, éthiopien, syriaque, arabe, arménien, etc.), et ces problèmes de traduction étaient source de différends et de malentendus menant à des schismes. On peut citer comme exemple la difficulté à rendre en syriaque les termes grecs d’hypostase (hypostasis) ou de nature (physis) : le terme hypostase, dans la théologie grecque, et en particulier chez les Cappadociens, signifiait la personne concrète de Jésus-Christ, Dieu le Verbe, alors que le terme de nature se rapporte à l’humanité ou à la divinité du Christ. Mais en traduction syriaque, cette subtilité terminologique s’efface parce qu’en syriaque le mot hypostase(qnoma) a le sens d’une manifestation individuelle de la « nature » (kyana), c’est pourquoi les écrivains syriaques parlaient généralement des natures et de leurs hypostases. En particulier, l’auteur monophysite Sévère d’Antioche considérait qu’une hypostase implique nécessairement une seule nature tandis que les diphysites les plus radicaux considéraient que les deux natures entraînent nécessairement deux hypostases (gnome). C’est pourquoi les Syriens ne pouvaient admettre la formule de Chalcédoine — une hypostase, deux natures —, elle leur paraissait illogique. 

Sixièmement, le processus de réception pouvait être influencé par des facteurs politiques, par exemple la résistance nationale à la domination ecclésiale et politique de Byzance en Égypte, en Arménie et en Syrie du IVau Vle siècle. Pendant des siècles, écrit à ce propos le père Jean Meyendorff, les chrétiens du Moyen-Orient qui n’étaient pas grecs ont considéré́ les chalcédoniens comme des melkites, c’est-à-dire comme les gens de l’Empereur. Et l’orthodoxie de Chalcédoine elle-même tendait de plus en plus à s’identifier exclusivement à la tradition culturelle, liturgique et théologique de l’Église de Constantinople, en perdant de plus en plus le contact avec les anciennes et respectables traditions d’Égypte et de Syrie. 

Enfin, septièmement, la réception des conciles fut influencée par des facteurs personnels : dans le cas où la doctrine de tel ou tel évêque devenait l’enseignement d’un concile œcuménique, les théologiens et les évêques qui se trouvaient être ses adversaires pour des raisons personnelles ou qui étaient mécontents de son action s’efforçaient d’agir en conséquence sur l’opinion publique à l’intérieur de leur Église afin que les décisions du concile n’y fussent pas acceptées. La non-acceptation par le parti antiochien des décisions du 3e concile œcuménique tient tout d’abord à l’antagonisme entre deux personnes : Cyrille d’Alexandrie et Jean d’Antioche. Ce dernier, vexé que le concile se fût tenu en son absence, jeta l’anathème sur Cyrille. Les Antiochiens reçurent néanmoins le concile après que Cyrille et Jean eurent signé, en 433, une formule qui les réconciliait.

Ainsi, la réception des conciles œcuméniques était un processus particulièrement long et qui dépendait de toute sorte de facteurs. La condition décisive pour l’acceptation ou le refus de tel ou tel concile œcuménique était non pas le fait même de la convocation dudit concile, mais un consensus inter orthodoxe sur sa réception, consensus auquel on ne parvenait qu’a posteriori, lorsque les Églises locales avaient rendu leurs conclusions concernant ledit concile. 

Il faut encore ajouter que la réception d’un concile œcuménique ne signifie pas seulement la reconnaissance par telle ou telle Église locale de l’importance théologique dudit concile. Cela signifie que l’Église locale est prête à le faire sien (indépendamment du fait qu’elle y ait participé ou non), c’est-à-dire à inclure les Pères de ce concile dans ses diptyques, à anathématiser les hérétiques condamnés, à inclure ses définitions canoniques dans son code de droit canon. L’héritage du concile œcuménique doit être complètement adopté et assimilé par l’Église locale en question, et c’est seulement alors qu’on pourra dire que ce concile a été accepté́ et reconnu par cette Église. 

Mgr Hilarion Alfeïev

Extrait d’une communication du père Hilarion Alfeïev à la Commission théologique synodale du Patriarcat de Moscou en février 1997. Le texte complet a été publié dans le Document 217.B du SOP.

Le métropolite Hilarion (Alfeïev) est aujourd’hui métropolite de Budapest et de Hongrie. Il a été précédemment métropolite de Volokolamsk et président du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou de 2009 à 2022. Il est un théologien spécialiste des langues anciennes, dont les ouvrages sont traduits dans de nombreuses langues.

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