Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

La « vie vivante » ou le message chrétien de Dostoïevski

Photo : OL

Pour bien comprendre le message chrétien de Dostoïevski, il ne faut surtout pas négliger l’un de ses derniers romans, qui est aussi l’un des moins lus. Il s’agit de L’Adolescent, rédigé entre Les Démons et Les Frères Karamazov. Cette œuvre est un peu l’équivalent des Bijoux de la Castafiore dans le cycle des aventures de Tintin : pas de meurtre comme dans tous les autres romans, pas d’histoire policière palpitante, mais une intrigue vaguement financière et amoureuse difficile à suivre, le tout sur un mode mineur. Dostoïevski nous raconte l’entrée dans l’âge adulte d’un jeune homme de 19 ans. Débarquant à Saint-Pétersbourg après ses études secondaires, Arkadi rencontre sa famille recomposée, qu’il n’a pas vue depuis très longtemps. Il est le fils naturel d’un grand seigneur tourmenté, Versilov, et de son ancienne domestique, la pieuse Sofia. Il a aussi une sœur enceinte sans être mariée, une demi-sœur et un père officiel, le paysan errant Makar. Fâché contre tout le monde, obsédé par le projet de devenir riche, influençable et tenté par le cynisme, Arkadi livre son journal intime au lecteur. Dans ce roman où rien de bien spectaculaire ne se déroule, une des clés de la pensée dostoïevskienne apparaît. Il s’agit de la notion de « vie vivante ». 

De quoi s’agit-il ? D’une notion employée par Versilov, le père d’Arkadi, qui aime parfois évoquer un idéal de vie, une norme supérieure à toutes les autres. Mais lorsqu’on lui demande de définir cette idée, il demeure flou. Il parle «  non d’une vie intellectuelle ou inventée, mais, au contraire, d’une vie pas ennuyeuse et gaie ». Et si on lui demande de préciser, il confesse : 

«  Je sais seulement que cela doit être quelque chose de terriblement simple, le plus ordinaire, quelque chose qui saute aux yeux, de chaque jour et de chaque minute, et de si simple que nous ne croyons pour rien au monde que ce soit aussi simple et, bien entendu, nous passons à côté depuis de nombreux millénaires sans le remarquer et sans le reconnaître ». 

Nous nous situons ici au cœur des convictions de Dostoïevski. Lorsqu’on lui a fait subir un simulacre d’exécution pour activités révolutionnaires, l’écrivain a ressenti très fortement l’intensité de la vie. Il n’a jamais oublié ce sentiment et l’a gardé en lui comme son trésor le plus précieux. Il en a fait le levain de tout ce qu’il y a eu de meilleur en lui : son amour pour son épouse, ses enfants, sa famille, sa volonté de reformuler à travers ses romans un credo pour notre temps. C’est cette plénitude de la vie qu’il exalte à travers certains personnages, et dont il constate l’insuffisance chez d’autres. A-t-il en vue une pure puissance de vivre, ivre de son propre déploiement et orientée sur sa propre jouissance ? Non, car cette force-ci est éphémère et s’égare souvent dans le délire, à moins qu’elle ne s’abîme dans l’égoïsme. Il ne s’agit pas non plus d’exalter la vie naturelle, principe autosuffisant non lié à une personnalité propre. Chez Dostoïevski, la vie est toujours vécue par quelqu’un en particulier. Le vitalisme héroïque d’un Nietzsche ou le vitalisme naturaliste sont pour le romancier des manifestations d’une vie morte.

La vie vivante qu’il connaît, et dont il veut faire le guide de toute notre existence, constitue plutôt un amour modeste, serein et joyeux pour toute la création — tel qu’il l’a lui-même éprouvé au moment où il a cru qu’il s’en séparait à jamais.

La philosophie du romancier consiste à nous demander de retrouver en nous et de conserver cet amour de la vie. D’après lui, c’est le seul principe moral qui vaille, car il contient en lui tous les autres. 

On retrouve ce sentiment dans l’autobiographie du starets Zossima, le moine des Frères Karamazov. Dostoïevski décrit un amour toujours renouvelé pour le prochain, pour la création en général, un étonnement perpétuel devant la beauté du monde. Cet état, tous les personnages de Dostoïevski le recherchent, même sans le savoir. Ils le font parfois avec haine et rage, ce qui les condamne au suicide ou à la folie. Ils l’atteignent parfois, tels les êtres les plus purs ou les plus saints. Reste, selon Dostoïevski, à convaincre la jeunesse émancipée et déboussolée de son temps qu’elle peut également expérimenter la vie vivante. C’est cette nouvelle génération, libérée du nihilisme, qu’il cherche à décrire, avec des personnages aussi justes qu’Arkadi ou Aliocha Karamazov. Aimer simplement la vie dans ses détails, à tous les instants et quotidiennement, telle est finalement la clé de la pensée de Dostoïevski. On comprend qu’il l’ait exprimée dans des romans, qui se penchent précisément sur les traits les plus infimes de notre existence, et non dans de vastes traités de philosophie. L’écrivain parle d’hommes incarnés à des hommes incarnés. 

Enfin, il exprime avec cette notion de vie vivante une synthèse du christianisme et de la modernité. Vivre de manière vivante, en sentant couler dans ses veines la gratitude et l’amour pour les « petits autres » tout autant que pour le « Grand Autre », communier dans cette joie du pardon réciproque, c’est être pleinement chrétien et totalement inscrit dans son temps. Dostoïevski ne prend pas la peine d’expliquer combien son idée dépend des notions d’Incarnation, de Transfiguration et de Résurrection, piliers du christianisme. Ce n’est pas son rôle de romancier. Il montre seulement, par exemple dans L’Adolescent, comment un jeune homme méprisé et révolté peut finir par épouser, dans son esprit et dans son corps, ce flux d’amour, et envisager une vie nouvelle. Parallèlement, son père Versilov subit une véritable résurrection morale. Le romancier ne se contente pas de nous proposer un mode d’emploi pour vivre en joie et en vérité : il nous montre surtout qu’il peut servir à tous, même aux désespérés, même à ceux qui sont sortis très loin des murs de l’Église, même à nous autres, enfants perdus de la modernité. C’est sa manière à lui, ô combien riche, complexe, finalement assez géniale, de dire : « En vérité, Il est ressuscité ». 

Michel Eltchaninoff

Michel Eltchanninoff, philosophe, normalien et spécialiste de Dostoïevsky, est rédacteur en chef de Philosophie-magazine. Il a fondé en 2016 l’association Les Nouveaux Dissidents

Les commentaires sont désactivés.

Mission News Theme by Compete Themes.