“Je suis ta joie.” C’est la parole que nous devrions pouvoir dire aux autres. Mais, en rencontrant quelqu’un que nous ne connaissons pas, sommes-nous véritablement, sincèrement capables de lui dire intérieurement : “Je suis ta joie ; j’ai en moi de quoi augmenter ta joie, quelque chose à te donner en matière de joie” ? […]
Nous n’avons pas à choisir les destinataires de notre joie. Nous devons accepter celui ou celle que l’Évangile appelle simplement notre prochain, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, celui ou celle qui est “proche de moi”, qui est sur mon chemin au moment où je passe et où je parle. Ce prochain, Dieu non seulement le met sur notre route, mais Il nous le confie ; nous en sommes chargés. Pendant le temps où nous serons ensemble, nous sommes responsables de la joie de cette personne. Nous devons tout mettre en œuvre pour lui apporter vraiment un élément de joie et de confiance, pour augmenter son tonus vital par notre contact.
Il s’agit donc de procéder à une offrande, d’offrir notre joie. Mais la joie n’est pas quelque chose de partiel ; c’est un aspect essentiel de nous-mêmes. Offrir notre joie à l’autre est un don total qui engage l’être entier : c’est nous offrir nous-mêmes à l’autre, lui offrir notre être. Plus encore, c’est lui offrir notre Dieu, puisque notre joie n’est rien d’autre qu’une manifestation de notre Dieu. Nous sommes alors dans un mouvement de partage, qui se trouve exprimé par cette parole si importante de la liturgie, lorsque le prêtre rompt le rectangle de pain appelé́ l’Agneau : “L’Agneau de Dieu est rompu et partagé. Il est rompu mais non divisé. Il est toujours nourriture et ne s’épuise jamais, mais sanctifie ceux qui y communient.”
C’est ce partage, cette fraction du pain qu’exprime notre joie. Quand nous sommes capables de communiquer la joie divine, l’élan divin de la joie, c’est l’Agneau lui-même – cette joie dont nous ne sommes pas la source, que nous ne pouvons que transmettre – qui est rompu et partagé. Et ce partage doit devenir une “communion” ; ce mot est tout à fait capital.
L’union, le désir d’union est un phénomène caractéristique de l’univers tout entier. Les objets, les choses sont attirés les uns vers les autres. L’homme et la femme sont attirés l’un vers l’autre. Tout désir, quel qu’il soit – du désir physique au désir spirituel – participe de la même aspiration : que ce qui est multiple et divisé redevienne un, soit un. La joie aimante, justement, colle les parties entre elles.
Voilà̀ ce que pourrait signifier “je suis ta joie” en s’adressant à autrui. Considérons maintenant l’autre aspect de la question : “Tu es ma joie.” Comment allons-nous prendre contact avec la joie de l’autre ? D’abord, est-ce que l’autre a de la joie ? S’il n’en a pas, nous avons une responsabilité́ envers lui : nous devons l’aider à trouver sa joie. Peut-être ne connaît-il pas sa joie, ne sait-il pas ce que pourrait être sa joie véritable ; c’est à nous de lui faire découvrir sa propre joie et sa propre personnalité́. Il y a tant d’hommes et de femmes que nous rencontrons et qui sont ignorés de tous ; il y a en eux la matière d’une statue splendide, mais qui est encore enfermée dans le marbre et que nous devons aider à dégager. Alors, leur joie éclatera.
Si nous voulons que l’autre soit notre joie, si nous voulons pouvoir lui dire : “Toi que je rencontre, tu es ma joie”, il faut d’abord être capables de le voir tel qu’il est. Non pas selon une construction idéale, que nous nous serions faite, mais dans sa réalité la plus profonde : tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait être si sa réalité la plus concrète correspondait à la pensée que Dieu a de sa personne. Voir l’autre tel qu’il est ne signifie pas seulement le voir dans ses ignorances, ses faiblesses, ses débauches, son imbécilité, voire même ses cruautés. C’est aussi le considérer d’une autre manière, en voyant ce qu’il est devant Dieu, dans la pensée divine. Car Dieu s’est réjoui en lui ; Il a mis sa joie en lui quand Il l’a créé ; c’est cette joie divine qu’il s’agit de restaurer. […]
Père Lev Gillet (+)
Le père Lev Gillet (1893-1980), aussi connu sous son nom de plume « Un moine de l’Église d’Orient », est une personnalité spirituelle majeure de l’Église orthodoxe au 20e siècle, qui a en particulier oeuvré pour l’inculturation de l’orthodoxie en Europe occidentale et le dialogue oecuménique.
Source : SOP, avril 1998.
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