La célébration conjointe de la Croix et de l’Annonciation semble relever d’un insurmontable paradoxe. En effet, il parait absolument impossible d’associer ce qui exprime l’évènement le plus douloureux de l’histoire de l’Incarnation à ce que l’Occident chrétien a nommé le premier des Mystères Joyeux. Aussi convient-il de réfléchir plus avant et surtout de remettre ces deux éléments dans leur juste perspective.
Si l’Église a décidé de planter la Croix juste au milieu de notre Carême, avant que nous ne la retrouvions au bout de la Semaine sainte, c’est bien pour que nous comprenions que la Croix est un passage. Un passage obligé, certes. Mais un passage tout de même, celui qui mène à la Résurrection. Un passage par la Mort, oui, mais un passage vers la Vie éternelle.
La Croix n’est pas avant tout une cause de douleur, de tristesse, elle ne correspond absolument pas à un acte de désespoir, à un constat d’échec, elle reste essentiellement un acte suprême d’amour, et, pour chacun de nous, un appel.
Un beau texte du père Cyrille (Argenti) réunit finalement la Croix et l’appel : « […] sur la Croix, [le Christ] prie pour tous, Il nous appelle tous, Il nous embrasse tous de ses deux bras. Qui viendra et qui ne viendra pas à Lui ? Celui qui vient peut-être transformé, devenir saint […]. C’est pour cette espérance de l’Évangile proclamée sous le ciel que Paul est devenu apôtre, à tel point qu’il trouve maintenant sa joie dans les souffrances qu’il endure pour nous. « Ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma propre chair en faveur de son corps qui est l’Église » (Ep 2,24). Le père Cyrille poursuit : « Sommes-nous conscients de cet amour dont Dieu nous a aimés ? Il est évident que, si nous en étions conscients, nous serions différents ; quand on se sent aimé, on change. Il s’agit de découvrir ce que veut dire cette phrase de saint Jean : « Dieu est amour » (cf. 1 Jn 4,8 & 16) […] Nous ne sommes pas vraiment conscients de l’amour de Dieu. Il nous a greffés sur le Christ vivant, nous transmettant la vie éternelle. C’est là tout le mystère de notre baptême, qui suppose la conversion ».
En effet, au jour de notre baptême, il nous est demandé à plusieurs reprises : « T’es-tu joint au Christ ? », ce qui fait écho aux propres paroles du Sauveur : « Qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16,15 ; Mc 8,29 ; Lc 9,20), avec la belle réponse que Lui fit alors Pierre – « le Christ, le Fils du Dieu Vivant » -, et, encore et surtout, le « Suis-moi », répété plus d’une dizaine de fois dans les quatre Évangiles et qui s’adresse successivement aux apôtres Matthieu, Philippe, Pierre encore, comme au jeune homme riche ou au scribe qui préfèrera finalement « aller d’abord ensevelir son père » (Mt 8,19-22).
C’est là que ce rappel, ou plutôt la réactualisation de cet appel que nous avons reçu et que nous continuons sans cesse de recevoir, rejoint la célébration de l’Annonciation. Tout à son humilité, Marie ne se sent pas digne de l’appel de l’ange. Mais elle finit par l’accepter dans toutes ses implications. La première, elle s’est jointe au Christ au point que Celui-ci, prenant notre condition humaine, revêtant notre chair à tous, va prendre chair en elle, grâce à elle. La Croix n’est cependant pas loin puisque Siméon l’avertira bientôt : « […] cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi-même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de cœurs soient dévoilées » (Lc 2,34-35). Ce qui n’a pas empêché la Mère de Dieu de proclamer : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur » ni le vieillard de redire sa confiance complète en Dieu : « Maintenant, Maître, tu laisses aller en paix ton serviteur, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut… », deux des plus belles prières de l’Évangile.
Que de beaux exemples à méditer ! Comment croire dès lors que le Carême se réduirait à un temps de tristesse ?
Autre bel exemple, enfin, à méditer ce jour, celui de saint Tikhon lui-même, premier patriarche de Moscou depuis le règne de Pierre 1er de Russie, et qui va accepter la Croix imposée par le nouveau pouvoir civil, non par dolorisme, par masochisme, mais parce qu’il répond lui aussi par un oui inconditionnel à l’appel du Seigneur.
Est-il finalement de plus simple, de plus complète et de plus sublime définition de la sainteté que celle que nous propose encore en quelques mots limpides le père Cyrille : « Le saint est celui dont Dieu utilise la liberté pour accomplir son œuvre de salut » ? Ce qu’il commente ainsi : « Dieu, qui a un infini respect pour la liberté de l’homme, ne veut pas sauver les hommes malgré eux et, par conséquent, pour les sauver, Il veut se les associer. […] Dieu ne nous sauve pas malgré nous, Il nous sauve avec nous, […] Il nous sauve par nous ».
Si nous aussi, comme nous l’avons proclamé lors de notre baptême, nous croyons « en Lui comme Roi et comme Dieu », voilà en quoi consiste notre programme de Carême, tout notre programme de vie.
Notre prière liturgique va se poursuivre par notre commune profession de foi, comme au jour de notre baptême. Alors, nous aussi, acceptons la Croix, assumons de mourir à nous-mêmes pour ressusciter, maintenant et pour toujours, avec le Christ, afin d’être dignes de ce que nous avons proclamé : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ… » Oui, nous avons revêtu le Christ ! Alléluia ! et soyons humblement ses témoins « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8).
Père Alain Monnier
Le père Alain Monnier a été ordonné au sein de l’archevêché de tradition russe en Europe occidentale pour servir la paroisse Saint-Brieuc dont les célébrations ont lieu sur deux sites : Plumaudan, près de Dinan, et Plérin, près de Saint-Brieuc. Père de cinq enfants, il a enseigné les lettres en collège et en lycée. Titulaire d’un DEA en Sciences humaines, il prépare actuellement un master spécialisé (ThMs) à l’Institut Saint-Serge, consacré à l’œuvre de Myrrha Lot-Borodine.
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