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Paradis, purgatoire et enfer au prisme de la fiction fantastique

Photo : Alexandra de Moffarts

Le sujet du cheminement de l’homme après la mort est un sujet difficile pour la théologie. Dans l’Eglise orthodoxe, on se garde de dogmatiser en formulant une doctrine trop précise à ce sujet, malgré les enseignements divers qui circulent. C’est toujours à l’aide des images que la Tradition procède, en commençant par le Nouveau Testament qui nous parle du grain de blé qui doit mourir pour ressusciter ou qui emploie l’image du festin des noces, du jugement, du sein d’Abraham et du lac de feu, du passage étroit du chas de l’aiguille, ou du feu qui purifie (1 Cor 3, 13). Une des questions qui se posent reste toujours : comment concevoir la possibilité de l’enfer si Dieu a créé l’homme par amour ? Et d’un autre côté, comment l’exclure sans atteindre à la liberté de l’homme, condition sine qua non à une relation d’amour consentie entre lui et son créateur ? Il y a aussi la question du purgatoire : existe-t-il ou non un état intermédiaire de purification et préparation ?

La littérature – et surtout la littérature de type fantastique – dispose justement du moyen des images, des paraboles et des histoires, tout court, pour exprimer ce qui, pour notre raison humaine, reste inapprochable. Les écrits de fiction ne donnent pas une réponse, mais ils peuvent nous aider, par le moyen des images, à percevoir quelque chose de ces réalités mystérieuses.

Il y a bien sûr des œuvres longues et complexes comme La Divine Comédie de Dante, des romans de Charles Williams (All Hallows’ Eve) ou Aldous Huxley (After many a Summer) qui traitent de ce sujet, mais je vais m’arrêter ici à des histoires plus courtes du genre fantastique, de trois auteurs catholique, orthodoxe et anglican, respectivement.

Purgatoire ?

J. R. Tolkien exploite dans son histoire aux traits allégoriques Feuille, de Niggle la question de la possibilité de la purification après la mort. Niggle est un artiste, et l’œuvre centrale de sa vie est la peinture d’un magnifique arbre dont chaque feuille doit être d’une beauté différente. Mais Niggle est aussi un procrastinateur, qui se laisse toujours distraire par d’autres tâches, par commodité mais aussi par gentillesse. Un jour, on vient le chercher pour l’emmener pour un grand voyage. Il passe du temps dans une sorte de prison-colonie, où il apprend ce qu’il n’avait pas réussi à apprendre pendant sa vie : à faire du travail de manière structurée, à aller jusqu’au bout sans se laisser distraire. Ce n’est qu’après avoir réussi à atteindre cela qu’il est envoyé à poursuivre son voyage, et l’étape suivante est une maison dans une forêt, qui s’avère être la forêt dont fait partie l’arbre, chef d’œuvre de sa vie. Cet arbre est vivant dans toute sa splendeur dans cette forêt. Mais le voyage va un jour se poursuivre et dépasser même cette forêt, vers les montagnes entrevues à l’horizon. Dans son village d’origine, tout ce qui reste finalement de son œuvre est une de ses feuilles, que le musée garde avec le titre « feuille, de Niggle ».

Les images parlent pour elles-mêmes. L’œuvre de toute une vie se trouve achevée (avec de l’aide d’en haut) et fait partie de notre chemin ; la vision artistique est le paradis entrevu ; et il y a un chemin à parcourir, qui nous permettra de poursuivre la montée vers Dieu, appelée parfois dans l’église orthodoxe epektasis.

L’apocatastase, peut-être ?

Dans Le dernier damné ou le secret de Dieu (dernière histoire des Chroniques angéliques), Vladimir Volkoff décrit le chemin après la mort, accompagné par les anges, de Richter, le plus grand criminel de l’histoire – qui est, on le comprend, un pseudonyme de Lénine. Le personnage est jugé par les anges qui essayent de le porter au repentir. Il refuse, et refuse – et refuse, à plusieurs étapes, de reconnaître ses torts et s’oppose à l’amour de Dieu, et s’exclut soi-même encore et encore du Paradis. Finalement, il reste le dernier exclus du Royaume, enfermé dans son cercueil auto-choisi. De là, les anges n’arrivent plus à le faire sortir, malgré la joie universelle qui règne. L’histoire finit en queue de poisson, avec trois fins possibles, dont seulement la moitié d’une version se serait soldé par une « défaite » de Dieu qui aurait raté son plan à cause d’un seul homme qui aurait choisi l’isolation de son enfer personnel. Dans une des versions, un ange (qui est une figure du Christ) propose à Richter de partager son cercueil et le fait sortir par une ruse, en lui demandant de lui faire de la place. Ébloui par la lumière du Royaume, Richter change d’avis et ne veut plus l’isolement. C’est bien sûr aussi une autre image de la descente aux Enfers du Christ.

On ne nous dévoile pas quelle est la vraie fin de l’histoire : c’est « le secret de Dieu », nous informent les chroniques angéliques qui racontent cela.

C’est une manière imagée de résoudre le paradoxe cité plus haut. On ne peut pas accepter l’apocatastase (c’est-à-dire la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine) en tant que dogme, parce qu’elle exclurait la liberté de l’homme ; mais on peut la concevoir en tant que possibilité ; le secret de Dieu, c’est le dépassement du paradoxe.

L’apocatastase – peut-être, mais…

C’est l’histoire la plus longue qui offre la vision la plus différenciée et plus subtile sur la question du chemin après la mort. C. S. Lewis, dans Le grand divorce, choisit la forme d’un court roman philosophique. Le titre de ce livre est inspiré du titre du poème de William Blake, Le mariage entre paradis et enfer, et signifie la séparation infranchissable du Paradis et de l’Enfer. Un bus rempli des touristes arrive dans un magnifique paysage qui s’avère être les frontières du Paradis (représenté, comme dans l’histoire de Tolkien, par une vue sur les mystérieuses montagnes). Les touristes viennent d’une immense ville grise et désolante, image de l’enfer. Tous les habitants de la ville grise sont appelés à prendre un bus, reçoivent donc une chance ; mais même parmi ceux qui tentent cette expérience, beaucoup retournent, pour des raisons différentes. L’élément commun de leur refus semble être : ils s’accrochent à quelque chose qui les empêche d’accepter la joie qui leur est offerte : un amour possessif ; une fausse image de Dieu ; une centration excessive sur soi-même ; l’orgueil.

Les anges, ou des proches, font tout pour les convaincre de lâcher ce quelque chose qui les retient, mais ils doivent respecter leur choix. L’enfer est totalement séparé de ceux qui choisissent la voie vers les montagnes, et ne peut les affecter ; mais il est, en fait, minuscule, et le bus en montant s’agrandit, également.

Lewis a utilisé une idée qu’il avoue avoir prise d’une historie science-fiction pour exprimer l’incapacité des visiteurs à vivre dans cette ante-chambre du paradis. Cette ante-chambre est tellement plus solide que chaque brin d’herbe les blesse. Pour devenir solides à leur tour, ils doivent se défaire de leur amour propre, accepter cette réalité et de prendre le chemin vers les montagnes.

Dans un autre livre, La dernière bataille (le denier de la série des Chroniques de Narnia), Lewis décrit une fin de monde et une entrée dans le Royaume de ce monde parallèle fantastique. Un groupe de nains avait choisi de ne plus croire en rien et à personne. Arrivés dans Narnia derrière la porte de l’étable, une image du Royaume, ils sont incapables de la percevoir la réalité qui les entoure. Ils se croient enfermés dans l’étable, dans le noir. Toute communication avec les autres est changée par leur conviction et par leur refus de la réalité, par peur d’être arnaqués. Leur prison est dans leur imagination seulement. L’auteur joue avec l’expression « to be taken in » (être arnaqué, attrapé) pour exprimer le refus des nains d’être introduis (to take in, dans le sens propre) dans le Royaume. Ce livre offre également une vision de ce qui pourrait être la montée continuelle vers Dieu, l’epektasis. Les protagonistes sont menés à un parcours further up and further in, qui les emmènera vers le Royaume dans un chemin vers l’intérieur, là où l’intérieur est plus grand que l’extérieur. Cela rejoint l’image des montagnes entrevus dans Le grand divorce, et dans l’histoire de Tolkien.

Voilà comment, par une série d’images, des auteurs de fiction réussissent à nous faire entrevoir l’ombre de ce grand mystère qu’est le chemin de l’homme après la mort, et la question de l’apocatasthase.

Alexandra de Moffarts

Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).

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