Évidemment, on ne va pas en pèlerinage à San Francisco : tout au plus, on y va en voyage…Car c’est un peu comme si on disait pèlerinage à Sodome et Gomorrhe…Et pourtant il n’y a pas d’erreur : dans mon cas, c’était bien un pèlerinage dont il s’est agi, même si au départ je n’en étais pas du tout conscient. Lorsque le père Philippe m’a demandé si je ne voulais pas aller à San Francisco pour amener des reliques de Saint Jean Maximovitch en Bretagne, j’ai pensé d’abord à une sorte d’aventure romanesque, un peu moyenâgeuse. Une sorte d’épreuve aussi, tant le voyage est long et le temps décalé. Je redoutais surtout d’avoir à affronter l’esprit obtus des policiers et des douaniers américains, auxquels je devrais expliquer que j’emportais en France des reliques d’un saint russe, mort à San Francisco !
Bien entendu, je n’ignore pas que le culte des reliques est consubstantiel au christianisme depuis ses origines. Partie du corps d’un saint ou d’une sainte, la relique est pour le chrétien de la matière sanctifiée et transfigurée par le Saint Esprit. Dans une perspective chrétienne, les saints et les martyrs, summum de l’humanité, sont une Imitatio Christi. C’est avant tout pour cela que leur vie et leur mémoire sont vénérées depuis les temps les plus anciens et jusqu’à aujourd’hui. Cependant, la raison pour laquelle l’Église vénère les reliques n’est pas seulement d’ordre commémoratif car, plus que des ossements de tous et chacun, les reliques sont réellement porteuses du Saint Esprit, pneumatophores. C’est pourquoi, lors de la consécration d’une église, l’on dépose toujours des reliques à l’intérieur de l’autel. Le VIIème canon du VIIème Concile œcuménique interdit la consécration d’une église « en l’absence des saintes reliques ». Plus encore, dans toute église orthodoxe la célébration eucharistique se fait sur l’antimension, une pièce de tissu dans laquelle y est cousue la relique d’un martyr : la Divine Liturgie ne peut pas être célébrée à défaut de l’antimension.
Je connaissais un peu la vie de Saint Jean Maximovitch et j’avais été fasciné par ce personnage hors norme : russe blanc, ayant fui le désastre communiste, le voilà dans les années 1930 évêque de Shanghai où il fonde un orphelinat en allant lui-même dans les rues pour recueillir des enfants. Il menait là-bas, dans cette Chine, si loin du monde orthodoxe, une vie ascétique, avec peu de nourriture et de sommeil…Plus d’une fois il a été vu célébrer la Divine Liturgie pieds nus, car en chemin vers son église il avait rencontré un pauvre démuni…La vie de Jean de Shanghai devient un destin en Christ et c’est probablement à ce moment que Dieu lui accorde le don de clairvoyance.
Le communisme et les troupes de Mao ayant déferlé sur la Chine, il devra, une fois de plus, partir en exil, mais non sans emporter son orphelinat…Philippines, Australie, Belgique, France et pour finir San Francisco, où il est nommé Archevêque en 1963. Il fonde la Cathédrale de la Sainte Vierge à San Francisco et, peu de temps après en 1966, il meurt. Il est canonisé en 1994.
Je savais aussi qu’il avait accompli des miracles, qu’il avait été un grand thaumaturge. Mais ce qui m’avait toujours ébloui chez lui c’était sa vie d’errance, son exil permanent. Je l’imaginais priant longuement le Christ pour tous les exilés orthodoxes…
Mes trois jours à San Francisco se sont déroulés essentiellement entre la Cathédrale de la Sainte Vierge, où reposent ses restes, et la maison, pas très éloignée, où il avait habité.
J’avais lu que lors de l’examen de ses reliques, le 12 octobre 1993, on avait remarqué que sa figure et ses mains montraient une couleur d’une totale blancheur, tandis que ses pieds avaient une couleur sombre, ce qui tient sans doute au fait que l’Archevêque Jean portait de son vivant seulement des sandales toute l’année…et la plupart du temps sans chaussettes.
J’ai participé à deux reprises à la Divine Liturgie dans la Cathédrale de la Sainte Vierge : nous n’étions guère nombreux, pas plus d’une dizaine de fidèles, probablement parce que c’était en semaine. Je revois encore une jeune femme prosternée tout au long de la Liturgie devant le cercueil de Saint Jean, les yeux en larmes. Si jeune, séraphique, lorsqu’elle communia, elle ne sembla plus faire partie de ce monde…
La petite maison où habitait Saint Jean est aujourd’hui la résidence diocésaine : quelques petites pièces, une chapelle où l’on célèbre les Vêpres et les Vigiles nocturnes tous les jours et la Divine Liturgie, le dimanche et les jours de fête. Mais, ce qui m’a le plus impressionné c’est la « cellule » de Saint Jean Maximovitch : une chambre d’une douzaine de mètres carrés, tapissée d’icônes, de livres et de quelques photos. Sur un petit bureau, quelques lettres écrites de sa main. Un fauteuil. Et c’est tout !
-Vous cherchez le lit ? me dit Xenia, qui s’occupe de l’administration du diocèse et qui me fait visiter la « maison ».
-Bah, oui…
-Il n’y a pas de lit, Michel ! Vladika ne dormait pas. Lorsqu’il était fatigué, il se reposait dans ce fauteuil…
-Comment ça ? Il ne dormait pas ? …
-C’est comme ça, il ne dormait jamais !
Et puis Xenia me dit, avec un regard un peu étrange :
-Asseyez-vous Michel, dans son fauteuil ! L’évêque Theodosy viendra dans un moment vous remettre les saintes reliques…
-Mais non, Xenia, je ne peux pas m’assoir dans le fauteuil de Saint Jean Maximovitch !
La voix plutôt timide de Xenia prit un ton presque…autoritaire :
-Michel, vous allez faire comme je vous dis : vous allez vous asseoir dans son fauteuil et vous allez prier en attendant. Ici, c’est comme ça !
Spontanément, me vint à l’esprit la prière du cœur que je me suis mis à répéter : « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ». J’ai attendu dans son fauteuil un temps qui s’est dilaté, mais qui pour moi n’était plus un temps humain…
Lorsque l’évêque Theodosy arriva avec les saintes reliques et un immense sourire j’avais la sensation d’être dérangé…Je me souviens avoir pensé à Mircea Eliade et à sa notion d’hiérophanie (ἱερός hiéros, « sacré, saint » et φαίνειν phainein, « rendre visible, faire connaître ») : une « manifestation du sacré, révélation d’une modalité du sacré… L’évêque Theodossy a dit une courte prière, m’a béni et m’as remis les saintes reliques, le plus simplement au monde.
Il me restait un jour et demi jusqu’à mon retour pour la France. J’ai passé ce laps de temps dans une sorte d’exaltation difficilement descriptible : je portais sur mon cœur les reliques de Saint Jean Maximovitch…
L’angoisse est violemment revenue lorsque je suis arrivé à l’aéroport pour mon vol de retour. Les saintes reliques étaient fragilement protégées par leur petit sac, autour de mon cou, en dessous de mon pullover.
Je pensais que ça allait passer…J’ai eu tort. Le policier qui m’a palpé, une vraie armoire à glace, me demande brusquement :
–What’s that bag around your neck ? Qu’est-ce que c’est ce sac autour de votre cou ?
–Relics. Des reliques.
–What ? Quoi ?
–Relics. Holy relics. Des reliques. De saintes reliques.
A ce moment-là, j’ai fermé les yeux et j’ai prié pour qu’il n’y ait pas ouverture du sac, contrôle au détail, profanation…
Et là…au lieu de me sauter dessus, l’armoire à glace me dit avec un grand sourire :
–Holy relics ! God bless you, Sir ! Bon voyage !
Michel Simion
Michel Simion est un essayiste, traducteur de textes théologiques et professeur d’histoire moderne et contemporaine. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (1983) et de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (2016), il a traduit et a fait connaitre en France les homélies de Nicolae Steinhardt aux éditions Apostolia. Il a lui-même publié aux Éditions Apostolia et aux Éditions de L’Harmattan.
Les commentaires sont désactivés.