La formation du canon du Nouveau Testament, c’est à dire le choix des livres normatifs, est une question historique très complexe. Contrairement à une opinion assez répandue, aucun concile n’a décidé quels livres feraient partie du Nouveau Testament. Bien sûr, au 4e siècle, des conciles et des lettres rédigées par des Pères de l’Église dressent des listes de livres canoniques. En effet, le phénomène des listes canoniques remonte à la fin du 2e siècle (cf. le fragment de Muratori qui est la plus ancienne liste retrouvée). Cependant, ces listes n’étaient pas des décisions, mais plutôt l’expression d’une situation déjà existante et qui s’était cristallisée auparavant.
Plusieurs facteurs ont contribué à l’émergence du canon, notamment le fait que la confrontation avec des « hérésies », telles que le gnosticisme, le marcionisme et le montanisme, nécessitait la mise en valeur de l’Ancien Testament et la défense de certains livres. Saint Irénée (mort vers 200), dans son livre « Contre les hérésies », nie que l’Église ait une tradition secrète, comme le prétendaient les gnostiques, et déclare que l’Église comporte quatre évangiles, tout comme le monde a quatre coins et quatre vents.
La réfutation du marcionisme – qui postulait l’existence de deux dieux, l’un vengeur l’autre pacifique – fait valoir l’unité de l’Ancien et du Nouveau Testament, fondée sur l’unité de Dieu qui les a inspirés tous les deux.
En outre, certains livres s’imposent grâce à leur usage liturgique et missionnaire, ou bien ils sont associés à l’autorité de grandes Églises dépositaires du message de l’Évangile, comme l’évangile de Matthieu à Antioche ou l’évangile de Jean en Asie Mineure.
Il fallait également que les livres aient une autorité apostolique, c’est-à-dire qu’ils proviennent des apôtres eux-mêmes, comme les lettres de saint Paul, ou de leurs disciples. Bien entendu, ces critères n’empêchent pas un long débat sur l’autorité, ou la légitimité, de certains livres. L’Épître aux Hébreux fut longtemps rejetée en Occident, peut-être en raison de son association avec le montanisme, qui niait la possibilité de se repentir après le baptême (cf. Hb 10,26), ou à cause de la controverse sur son attribution à saint Paul, tandis que l’Orient chrétien était réticent à l’égard de l’Apocalypse de Jean (peut-être du fait du montanisme qui avait une forte composante apocalyptique). Cette réticence s’exprime encore aujourd’hui par la non-utilisation de ce livre dans la liturgie byzantine. Malgré les propos tenus par saint Irénée dans la seconde moitié du 2e siècle sur l’autorité des quatre évangiles, certaines autorités ecclésiastiques, en particulier à Rome, commencent à émettre des réserves sur l’évangile de Jean vers la fin du 2e siècle, peut-être en raison de son utilisation par les montanistes.
Qu’en est-t-il de la réception des livres du Nouveau Testament avant leur canonisation ? Au début du 2e siècle, l’évêque Papias mentionne qu’il a entrepris de recueillir les paroles de Jésus qui circulaient encore oralement, émettant ainsi une sorte de réserve à l’égard des sources écrites.
Cela indique que la tradition orale jouissait encore d’un attrait particulier au début du 2e siècle, et ce malgré l’existence de la tradition écrite.
Toutefois, la situation change rapidement dans la seconde moitié du 2esiècle, notamment avec saint Irénée, qui souligne que les seuls évangiles reconnus sont les quatre évangiles écrits, en réponse au gnosticisme dont les adeptes détenaient prétendument une tradition orale secrète transmise par le Seigneur indépendamment de ce qui circulait dans les Églises.
Le processus de canonisation atteint son étape la plus cruciale à la fin du 2e siècle, lorsqu’il est devenu clair que le canon du Nouveau Testament comprend les évangiles, les Actes des Apôtres et la plupart des épîtres pauliniennes ou attribuées à Paul. Le canon fut établi sous sa forme quasi actuelle à la fin du 3e siècle, bien que le désaccord sur la valeur canonique de la Lettre aux Hébreux et de l’Apocalypse de Jean se soit poursuivi jusqu’au 4e siècle. Dès le milieu du 2e siècle, les Pères de l’Église commencent à utiliser les livres canoniques comme référence dans leur lutte contre les « hérétiques ». Nous en trouvons un exemple illustrateur dans le débat avec le montanisme, dont une partie fut documentée par Eusèbe de Césarée (v. 260-340) dans son Histoire Ecclésiastique.
La Bible: parole de Dieu
L’Église orthodoxe considère que la Bible n’est pas uniquement une parole qui parle de Dieu, mais aussi la parole de Dieu Lui-même. À travers les récits historiques, les textes prophétiques, la vie de Jésus, c’est Dieu Lui-même qui parle et qui s’adresse à nous. Il le fait évidemment par le biais de paroles humaines qui baignent dans des contextes historiques extrêmement variés. Par conséquent, il n’est pas de message divin qui flotte dans le vide.
Ce que Dieu veut nous transmettre est toujours médiatisé, conditionné par un contexte, par des paramètres culturels, linguistiques, psychologiques et sociétaux.
À cet égard, saint Maxime le Confesseur parle dans les Ambigua (chap. 10), en commentant longuement la Transfiguration du Seigneur, d’une certaine dialectique de dévoilement et de dissimulation : le Verbe de Dieu se dévoile en se dissimulant et se dissimule en se dévoilant. Un Dieu qui se révèle ne peut le faire que dans un contexte humain et par le truchement d’éléments qui font partie de ce contexte et qui sont ipso facto étrangers à la nature de Dieu. C’est pourquoi toute révélation est à la fois une dissimulation. Cela vaut aussi pour l’incarnation du Seigneur, où le Verbe et Fils de Dieu invisible prend un corps visible pour se faire visible et perceptible aux êtres humains. En dépit de cette révélation dans la chair, demeure toujours une dimension transcendante qui échappe à toute perception et conceptualisation humaines. Il en ressort que l’intelligence du texte biblique doit faire l’objet d’un discernement humain, d’une part mû et éclairé par l’Esprit Saint, d’autre part conscient de ses propres limites – des limites qui relèvent de la finitude de notre nature humaine.
Essayons d’illustrer ce processus de discernement à l’aide d’un exemple. Depuis les fouilles archéologiques en Mésopotamie et le déchiffrement de l’écriture cunéiforme, il est bien connu que les 11 premiers chapitres du livre de la Genèse comportent des éléments mythologiques. Les auteurs bibliques ont rédigé leur propre cosmogonie en s’appuyant sur des éléments de la mythologie babylonienne tardive. Mais contrairement au récit babylonien dont l’un des traits distinctifs est une multitude de divinités et une lutte entre Marduk, le dieu principal du panthéon babylonien, et Tiamat, la mer chaotique, le récit biblique met en relief le Dieu un et sa parole créatrice. Un autre correctif apporté par le premier chapitre du livre de la Genèse est le fait que c’est l’être humain, homme et femme, dans son aspect purement biologique, qui est l’image de Dieu, ce qui tranche catégoriquement avec la conception babylonienne (et égyptienne) que le roi (ou le pharaon) est l’unique représentant de Dieu et son image sur terre. On voit donc comment le texte biblique, tout en étant imprégné de culture mésopotamienne, se fraie un chemin à travers les données culturels de son temps pour transmettre un message nouveau, en plein accord avec la théologie et l’anthropologie bibliques.
La transmission de la Bible
Dans l’Église orthodoxe, la transmission du message biblique se fait en premier lieu à travers la liturgie, les hymnes, les icônes. Ces moyens de transmission présentent l’avantage d’allier une certaine intelligence du texte biblique avec la dimension esthétique, qui fait partie intégrante de notre condition humaine.
Toutefois, il importe de ne pas accorder une valeur absolue et infaillible à l’interprétation de la Bible telle qu’elle se présente dans les textes liturgiques.
D’ailleurs, une étude minutieuse de ces textes montre qu’on y trouve un grand nombre d’approches et de méthodes à l’exégèse riche et diversifiée, mais comportant aussi des données parfois contradictoires ou encore peu compatibles avec la modernité. C’est surtout de cette diversité qu’il faut s’inspirer car elle pourrait servir d’antidote contre toute forme d’extrémisme, de fanatisme et d’étroitesse d’esprit.
Toujours dans le contexte liturgique, le besoin d’approfondir l’intelligence de la Bible grâce à des homélies mariant science exégétique, compréhensibilité et pertinence se fait de plus en plus pressant dans l’Église orthodoxe. Dans la mesure du possible, il appartient aux prêtres et aux diacres de s’acquitter de cette tâche. Pourtant, il ne fait pas de doute qu’elle peut aussi être assumée par des laïcs, hommes et femmes.
Par ailleurs, les orthodoxes sont appelés à intensifier leur lecture individuelle de la Bible et à consacrer plus de temps et d’effort aux modes de transmission non-liturgiques, à savoir la lecture interprétative et méditative de la Bible dans un contexte familial, et le travail systématique sur le texte biblique dans des groupes d’étude relevant d’habitude de la paroisse locale. Ces groupes de partage biblique me semblent un préalable à toute transmission du message biblique aux enfants et aux jeunes. À ce titre, il me semble impératif d’écarter un malentendu. Tel qu’il est employé ici, le terme « non-liturgique » est un compromis dans la mesure où il recèle une certaine inexactitude. Pour les orthodoxes, toute activité doit être une extension de la liturgie même si elle s’inscrit dans un cadre non-liturgique. Il en résulte que la lecture, l’interprétation et la transmission du message biblique ne sauraient être séparées de la dynamique vécue par la communauté réunie autour de la table du Seigneur.
Assaad Elias Kattan
Assaad Elias Kattan est théologien, spécialiste de l’herméneutique biblique et du dialogue islamo-chrétien, professeur à l’université de Münster.
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