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Graines et feuilles : réflexions sur le deuil

En automne, les feuilles des arbres meurent. Et juste avant de mourir, elles deviennent flamboyantes de couleur et de beauté. On dirait qu’elles rendent la lumière qu’elles ont absorbée pendant leur vie. La mort des plantes nous paraît donc belle. Et dans leur cas, nous savons par expérience que l’arbre renaîtra, que les feuilles seront de nouveau vertes au printemps.
Le monde des plantes semble souvent fournir une ouverture spéciale vers le monde de l’invisible et donner des images puissantes du Royaume des Cieux. L’Eden des commencements est décrit comme un « jardin » et on nous parle de « l’arbre » de vie, de « l’arbre » de la connaissance du bien et du mal. Dans le premier récit de la création (Gn 1), les plantes sont créées par la parole de Dieu « avant » le soleil et les étoiles. C’est la vigne qui est choisie comme image pour l’unité de Dieu avec son peuple, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament (Is 5,1-7 et Mt 21, 33-46, par exemple). Ce sont les lys des champs qui nous sont donnés comme exemple de sainte insouciance de la foi (Mt 6,28). Le grain de sénevé est un symbole de la présence cachée du Royaume parmi nous (Mt 13,31-32), et dans la parabole du semeur (Luc 8, 4-21), la graine symbolise la parole vivifiante de Dieu, qu’il nous demande de faire fructifier.
C’est au monde des plantes également que le Christ et l’apôtre Paul recourent pour nous faire deviner le sens de la Résurrection. Ce qu’on sème doit mourir pour revivre dans la plante qui pousse (Jn 12,24 et 1 Cor 15, 35-44). Quand quelqu’un que nous aimons meurt, nous savons par la foi que la mort est un passage vers une autre vie ; nous savons aussi qu’il va ressusciter avec un corps autrement meilleur, que nous ne pouvons concevoir qu’à l’aide d’images, ce grain duquel va pousser une plante à qui « Dieu donne le corps qu’Il veut », et que nous ne connaissons pas (1 Cor 15,38).
Nous avons appris cela mais, comme les Corinthiens, nous posons la question ressentie par l’apôtre comme sceptique ou niaise, car il les appelle « insensés » (1 Cor 15, 36).

Nous nous sentons parfois  aussi « insensés » face à la mort, car concrètement, il est difficile d’intégrer cette connaissance dans notre vécu. Ceux qui ont perdu un être proche et cher comprendront.

On croit et on sait que la personne qui est partie continue sa vie et sa transformation de l’autre côté du voile. Notre foi nous dit que la séparation n’est pas pour l’éternité et que nous allons nous revoir un jour « au repas du Royaume ». Nous faisons confiance à l’amour de Dieu qui enveloppe cette personne chère et qui l’aide à dépasser ses limites, continuant ainsi sa montée. 


Mais malgré cela, nous nous disons avec peine que nous ne reverrons jamais certains détails, certaines idiosyncrasies de cet être cher, qui ne sont peut-être pas essentielles (ou bien, qui sait?), mais qui faisaient partie de sa personne, pour nous. Et ce sont ces choses, ces situations qui nous manquent aussi terriblement. Ensuite, nous nous disons que nous sommes égoïstes de ressentir cela, parce que la personne est entre de bonnes mains et sur le bon chemin, et probablement plus heureuse là où elle est, surtout si elle a eu une maladie difficile avant de partir. Nous nous souvenons d’elle en regrettant, comme le poète, de ne pas avoir saisi le jour où la rose « qui ce matin avoit desclose sa robe de pourpre au soleil » n’était pas fanée, et nous ne souvenons plus de la promesse du printemps suivant.
S’agit-il là d’une forme d’attachement psychologique dont il faudrait essayer de guérir ? Notre tristesse et notre deuil pour ces détails, voués à disparaître, qui nous étaient chers dans ce monde sont-ils inhérents à notre nature déchue et destinés à être dépassés ? 
Chacun de ceux qui ont perdu un être cher connaissent, probablement, ces sentiments et ces pensées. Mais comment les intégrer dans notre foi dans le Royaume de Dieu et en la résurrection ?

Je pense que notre expérience douloureuse du deuil peut nous mener à approfondir ce que nous entendons par résurrection, la résurrection « en détail ». Nous avons compris, en lisant saint Paul, que le corps ressuscité n’est plus le même que notre corps actuel, le corps mortel, qui peut tomber malade, qui vieillit, qui a des défauts, qui a besoin de nourriture et de nombreuses autres choses pour continuer à vivre. Ce sera un « corps de gloire », que  St. Paul appelle même un « corps spirituel ». On reconnaîtra la personne, mais on ne la reconnaîtra pas facilement, comme les apôtres n’ont pas directement reconnu le Christ ressuscité (les deux disciples sur le chemin vers Emmaüs , Lc 24,16, Marie-Madeleine au tombeau, Jn 20, 11-18, les disciples sur le bateau de pêche, Jn 21,4). Mais là encore, le Christ nous surprend par certains détails de ces rencontres. D’abord, Marie-Madeleine Le reconnaît quand Il l’appelle par son nom (Jn 20,16); c’est la relation qu’ils avaient qui a survécu à la mort et la transfiguration donnée par la résurrection. Et la relation exprimée par l’appel du nom implique toutes les inflexions de la voix, celles qui nous manquent tellement en la personne qui est partie. Ensuite, les disciples sur la route auraient dû Le reconnaître quand « leur cœur brûlait en eux » (Lc 24,32), mais ils ne Le reconnaissent pleinement qu’au moment du repas (Lc 24,30-31), quand Il rompt le pain, un geste qui certes nous rappelle l’eucharistie, mais qu’Il a dû faire si souvent. Un geste familier, que (pensons nous, dans le cas de nos défunts) nous ne reverrons plus. Même chose pour les disciples enfermés dans la chambre par peur, devant qui le Christ mange (Luc 24,40). Finalement, les disciples qui Le reconnaissent  lors de la pêche (Jn 21,1-14), et surtout en touchant ses plaies (Jn 20,27), détail appartenant au corps mortel qui peut souffrir, que le Christ a assumé par l’Incarnation (Lc 24,41).

Ces gestes familiers, ces détails psychologiques ou physiques, qui appartiennent d’abord à ce monde, n’auront-ils pas, aussi, une continuation transfigurée dans l’au-delà ? Ne seront-ils pas ressuscités, eux aussi ? S’ils correspondent à quelque chose d’essentiel, s’ils manifestaient, ici bas, quelque chose de profond de la personne, nous les retrouverons peut-être, au Royaume, sous cette forme essentielle et cela comblera notre désir.

Ne serait-il pas possible que ce soit par notre amour que certains éléments recevront une valeur « éternelle »?

Ce ne sont là que des spéculations, car la réalité du Royaume reste un mystère qui n’est accessible que partiellement à notre intuition spirituelle, aidée par les images.
Quand nous les verrons ce jour-là, aurons nous encore le désir de retrouver ces détails sous leur forme terrestre ? Probablement pas. Dans le Royaume pleinement accompli, ce souvenir ne sera plus tissé de tristesse et encore moins de regret. Nous nous souviendrons non pas avec mélancolie, mais avec joie, au printemps, de la couleur des feuilles d’automne.

Alexandra de Moffarts

Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).

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