Suivre le chemin du Royaume des cieux : Selon l’anthropologie orthodoxe, nous ne sommes pas maîtres de notre vie. Nous ne sommes que des intendants dont la vocation première est, comme le dit la liturgie, “de nous confier nous-mêmes, les uns les autres, et toute notre vie au Christ, notre Dieu”. Notre vie ne nous appartient pas. Saint Paul l’affirme à maintes reprises, de la façon la plus claire, peut-être, lorsqu’il dit : “Vous ne vous appartenez pas, vous avez été rachetés pour un prix”, sous-entendu au prix du sacrifice de Jésus Christ, et il termine son exhortation par cette invitation : “Glorifiez donc Dieu dans votre corps (ou par votre corps)” (1 Cor 6, 19-20).
Cet appel, ou cet avertissement, s’applique particulièrement aujourd’hui à la vie professionnelle menée par la vaste majorité d’entre nous. Plutôt que de nous laisser succomber à la tentation de faire une idole de nos projets, de notre travail, de nos ambitions, nous sommes appelés en premier lieu à suivre le chemin vers le Royaume des cieux, à œuvrer en vue de notre salut, à intensifier et approfondir notre vie spirituelle, c’est-à-dire notre vie dans l’Esprit de Dieu. Et enfin, nous sommes appelés à offrir toute notre vie en sacrifice de louange à la gloire de Dieu.
Pour ceux qui sont réellement pris par l’acharnement au travail, et qui sont dépendants de l’activité professionnelle comme on peut l’être d’une drogue dure, faire une telle offrande de leur vie exige un immense retournement, une libération intérieure, une orientation tout à fait nouvelle. Cela exige d’abord un acte de repentir au niveau du cœur. […]
Le premier pas dans ce mouvement de repentir et de conversion à l’égard de notre vie professionnelle concerne notre famille, les relations entre époux comme entre parents et enfants. Combien de fois ai-je entendu la femme d’un prêtre ou d’un pasteur dire que son mari n’est jamais disponible pour sa propre famille, il est toujours là pour les autres, mais son épouse et ses enfants trop souvent se sentent seuls, négligés, abandonnés même ? Il en est de même dans les foyers où le mari ou la femme est constamment préoccupé par des soucis et des exigences dans le travail professionnel. […]
L’Écriture Sainte, fondement de la communion avec Dieu : pour décrire le sens profond de l’Écriture on a recours à l’image de l’icône verbale. L’Écriture Sainte est l’icône verbale qui révèle la personne du Verbe éternel. Donc lire l’Écriture Sainte, c’est entrer dans une sphère de communication, mais bien plus, dans une communion avec celui qui est la Parole, avec le Logos, le verbe éternel de Dieu dont le rôle principal est de révéler la face du Père. […] En tant qu’icône verbale de la Sainte Trinité, l’Écriture nous introduit donc en communion avec Dieu, avec l’Esprit et le Fils qui sont, selon la belle parole de saint Irénée de Lyon, “les deux mains du Père”, qui nous permettent de connaître le principe ultime de toute chose, connaître ce principe comme Dieu, comme Abba-Père.
Le but de tout cela dans l’œuvre créatrice de ce Dieu Père, nous est donné dans le prologue de l’Évangile selon Saint Jean (Jn 1,12-13). Par l’œuvre du Fils et de l’Esprit, à travers la révélation contenue dans les Écritures, nous connaissons le Fils (dans le sens fort de ce verbe). Ainsi, grâce à cette connaissance, nous recevons ce que saint Jean appelle le pouvoir, l’“exousia” (eksousia), le pouvoir, l’autorité de devenir enfants de Dieu, enfants — comme saint Paul le précise — par adoption.
Bref, l’Écriture Sainte nous permet d’entrer dans cette communion personnelle, profonde, intime avec Dieu, Père, Fils et Esprit Saint, comme fondement de notre communion avec Dieu ; l’Écriture est également fondement et source d’inspiration de la foi de l’Église, mais aussi de sa prière. L’Écriture Sainte est donc la source première de toute doctrine ecclésiale comme de toute prière, de toute adoration offerte à Dieu par l’Église, qu’elle soit une prière liturgique ou personnelle. Ainsi foi, communion et adoration constituent les fruits principaux de la lecture ecclésiale de l’Écriture Sainte, fidèle à la tradition et à l’expérience de l’Église. […]
Faire nôtres les paroles de l’Écriture : en ce qui concerne la lecture, il faut dire d’emblée qu’il n’existe pas de recettes que l’on pourrait offrir. C’est à chacun de trouver ses propres moyens, son propre rythme de prière, sa propre façon — mais sous la direction de l’Esprit Saint — d’aborder les Écritures et d’en faire une source de vie.
Pourtant, il y a quelques indications d’ordre pratique que nous pouvons partager les uns avec les autres, indications qui sont basées sur l’expérience des chrétiens à travers les siècles. Mais d’abord il faut bien avoir à l’esprit que le but de toute lecture, de toute communion avec les Écritures Saintes, et à travers les Saintes Écritures, avec Dieu, c’est de faire nôtres, pour ainsi dire, les paroles de cette Écriture, de sorte que cette Écriture devienne notre propre langage, qu’elle structure nos propres pensées, qu’elle forme et reforme le cœur trop endurci.
Pour ce faire, il convient de se rappeler que Dieu s’adresse à nous de manière personnelle, intime, à travers une lecture méditative de l’Écriture par laquelle le cœur et l’esprit de l’homme s’ouvrent devant le grand mystère de l’amour divin, mystère de ce Dieu Père qui désire et qui cherche inlassablement à entrer en communion intime et profonde avec ses enfants adoptifs, objets de son amour ineffable et sans limites.
Développer le rythme de la prière : assumer une telle lecture exige que nous développions l’habitude de la prière. […] L’unité de base de notre vie liturgique, c’est l’unité de base de la création terrestre elle-même, la journée de vingt-quatre heures. Les célébrations liturgiques qui jalonnent les mouvements de la journée constituent un tout. Tout dans notre vie découle du moment présent. S’il y a une maladie qui dépasse les autres dans le monde actuel, je crois que c’est la maladie de vivre soit dans le passé soit dans l’avenir, jamais dans le moment présent.
Nous avons donc besoin d’une prière quotidienne afin de nous ramener sur terre, de nous ramener à la réalité, là où Dieu nous appelle à assumer notre vie, nos rapports et nos responsabilités vis-à-vis des autres, pour que la prière sous-tende, devienne le fondement de tout ce que nous sommes, de tout ce que nous disons, de tout ce qui représente notre témoignage dans le monde et pour le monde au nom de Dieu, notre Père. […] Voilà pourquoi l’Église nous propose une règle de prière quotidienne, avec une structure plus ou moins déterminée. Ceci afin que la répétition aboutisse à l’habitude et que l’habitude, la régularité, mieux, la fidélité à la prière, y compris à la lecture de l’Ecriture Sainte nous permette d’y puiser la nourriture indispensable pour la guérison et la croissance de l’âme […].
Quant au choix du texte, il y a une multitude de possibilités, les Écritures sont inépuisables. Beaucoup d’entre nous aiment suivre le lectionnaire quotidien proposé par l’Église, suivi par elle dans ses offices quotidiens. […] D’autres préfèrent la lecture continue d’un livre particulier qui nous intéresse pour telle ou telle raison personnelle. Tout cela est tout à fait possible, la seule chose que je dirais, et cela revient à ce que j’avais dit au début à propos du comment faire cette lecture, je crois en tout cas qu’il faut mélanger les lectures, Ancien Testament et Nouveau Testament, Évangiles et épîtres. […]
A partir de là, il faut se poser des questions, à savoir : comment cette lecture peut-elle réellement changer ma vie ? Comment peut-elle changer la personne que je suis, ou mieux faire redécouvrir la personne qui est le vrai moi, personne créée à l’image de Dieu, qui est appelée toute sa vie – et par toute sa vie – à glorifier ce Dieu créateur et rédempteur ? Comment puis-je recevoir cette lecture comme l’appel de Dieu qui s’adresse à moi dans l’intimité de la parole lue ? Comment puis-je intérioriser cette parole afin qu’elle devienne, en moi et pour moi, source de guérison, source de communion, source de vie ? Or poser la question de cette façon-là nous amène à une autre question, la principale : comment prier les Écritures ?
Pour une lecture raisonnée, inspirée par l’Esprit : Je mettrais l’accent sur quatre étapes qui mènent de la lecture de la parole de Dieu à la prière fondée sur ladite lecture. Premièrement, il faut faire nôtres les paroles et les pensées de l’auteur sacré par une lecture lente, méditative, se laisser interpeller, interroger par la parole. Cela présuppose que le même Esprit qui a inspiré les auteurs sacrés inspire aussi notre lecture, il ne faut jamais l’oublier. Entendre la parole de Dieu, c’est se soumettre toujours, sans exception, à la puissance de l’Esprit, se remettre entre les mains de l’Esprit, afin que l’Esprit puisse accomplir à travers cette lecture la volonté de Dieu pour nous, en nous et à travers nous.
Deuxièmement, il est possible de procéder à une certaine clarification de ce que la Tradition appelle le sens littéral de l’Écriture Sainte, c’est-à-dire le sens que l’auteur lui-même a compris et a voulu exprimer et communiquer par son écrit. Comment savoir quelles étaient les conditions linguistiques, historiques, culturelles ? Quels étaient les événements qui ont suscité l’écrit en question, surtout quand il s’agit d’une épître qui paraît parfois bien obscure ? Il y a des dictionnaires bibliques, souvent de très grande valeur, et des commentaires. Il y a aussi, sur un plan beaucoup plus simple, plus accessible, les petites introductions et les notes en bas de page dans les traductions comme la Bible de Jérusalem ou la TOB, dont il faut profiter.
La troisième étape, ce serait de dégager le sens spirituel, de chercher ce que l’on appelle le sens spirituel d’un passage, ce qui est appelé également dans la tradition de l’Église le sens plénier ou supérieur, un sens pas forcément compris par l’auteur biblique lui-même. Le sens spirituel, c’est le message que Dieu cherche à communiquer dans l’aujourd’hui de notre vie, notre vie en lui, notre vie dans le monde. C’est le sens qui fait que la Bible nous parle aujourd’hui tout comme elle a parlé aux premiers chrétiens de l’Église naissante.
Et puis la quatrième étape, la plus dure certainement, c’est d’actualiser la parole par la prière et par la méditation […] Malheureusement, il faut admettre que l’Écriture Sainte occupe, dans la vie professionnelle et familiale des orthodoxes aujourd’hui, une place souvent fort restreinte. Nous avons trop négligé les Écritures durant ces derniers siècles, bien que nos Saints Pères n’aient eu qu’un seul souci dans leurs écrits, celui d’interpréter la parole de Dieu. Pourtant, un retournement se produit en ce moment parmi nous. Il y a un renouveau biblique chez les orthodoxes, qu’il s’agisse de livres écrits sur les Pères et leurs interprétations des Écritures que de la prédication faite dans nos communautés paroissiales. Ce qu’il nous faut, semble-t-il, pour compléter ce renouveau biblique sur le plan ecclésial, c’est, dans la vie de chaque croyant, de dé couvrir la richesse et la beauté de l’Écriture Sainte, que l’Esprit accorde à chacun une véritable soif de sa Parole afin qu’elle devienne pour nous tous de l’eau vive. […]
Le texte ci-dessus est extrait d’une conférence donnée, le 18 novembre 1997, à l’Institut Saint-Serge, à Paris sur le thème : “L’Écriture Sainte dans la vie familiale et professionnelle » Publiée initialement dans le SOP en janvier 1998.
Père Jean Breck
Né en 1939, le père Jean Breck, docteur en théologie, a enseigné le Nouveau Testament et l’éthique au séminaire Saint-Vladimir de New York et l’exégèse biblique et l’éthique à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris. Il est l’auteur, entre autres, d’une introduction à l’herméneutique orthodoxe, intitulée La Puissance de la Parole, qui est parue aux éditions du Cerf en 1996.
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