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Paroisse ou Église ?

Photo : Pixabay

Une amie, membre d’une communauté évangélique, un jour qu’elle avait une grosse difficulté, me dit : “Je vais la confier à l’église.” La formulation m’étonna et je sentais la minuscule. Elle voulait bien sûr dire : “à la communauté locale”. Nous utilisons le mot “église”, avec ou sans s, avec e minuscule ou E majuscule. Cette variété se trouve déjà dans le Nouveau Testament : “Sur cette pierre, je bâtirai mon Église” (Mt 16,18). “Les églises vous saluent” (Rm 16,16). L’Apocalypse parle des “sept églises”. “Lorsque vous vous réunissez en église…” (1 Co 11,18). La confusion de sens et d’emploi du mot justifie a priori que nous n’ayons pas à choisir entre l’“ecclesia” paroissiale et l’Église. Ce que nous dit d’ailleurs notre conviction intime. 

Mais, dans la pratique, nous sommes – ou croyons être – parfois placés devant un choix. Nous éprouvons des tensions entre la communauté locale inventive et la lourdeur de l’institution universelle ; entre l’institution (big is beauty) et l’expérience locale (small is beauty) ; entre l’autorité et la communion ; entre le corps et les membres ; entre le singulier et le pluriel ; entre la majuscule et la minuscule. 

La paroisse, réalisation locale d’un tout

L ’expérience liturgique nous dit pourtant clairement le mode de résolution des tensions : “Lex orandi, lex credendi, lex vivendi.” La liturgie informe notre vie ecclésiale. Elle met à sa place la paroisse, dans son articulation avec l’Église. Non pas comme une partie d’un tout, mais comme la réalisation locale de ce tout. De ce point de vue, la paroisse est bien une “église” au sens le plus ancien, une assemblée convoquée pour la fraction du pain et la communion fraternelle. 

La paroisse n’est pas une circonscription locale faisant partie d’une circonscription plus grande, diocésaine, qui elle-même ferait partie d’une circonscription encore plus grande, le patriarcat, qui lui-même… La métaphore paulinienne du corps et des membres indique bien que l’unité n’est pas une question d’addition quantitative.

Les paroisses sont plutôt les rayons d’un même cercle.

La paroisse est tout, puisque, communauté eucharistique, elle célèbre et réalise le salut en Christ. Et elle n’est pas tout, puisque précisément, elle est locale, délimitée, alors que l’Église est catholique, universelle.

Les fruits de vie naissent de cette tension, de ce mouvement perpétuel entre le particulier et l’œcuménique, entre le centre et la périphérie, entre la systole et la diastole. De même qu’il n’y a pas d’évêques sans fidèles, de même il n’y a pas d’Églises sans paroisses, sans communautés locales. 

L’existence de l’Église, donc d’une paroisse, est sa vie même. L’Église n’a pas d’existence en soi : ni en Christ seul, la Tête, ni en ses fidèles seuls, les membres. Elle n’existe que par la circulation de vie, d’amour, à l’image de la Trinité. Sinon, elle est une institution, une coquille vide. Où est l’Église ? Là où est célébré le salut en Christ, dans sa Parole proclamée et assimilée, dans son Corps partagé, dans la charité capable de faire d’un rassemblement aléatoire, un dimanche matin, l’icône du Corps du Seigneur et les prémices du Royaume. Là peuvent s’opposer deux principes : “Ubi episcopus, ibi ecclesia”, là où est l’évêque, là est l’Église (saint Cyprien de Carthage) et “Là où est célébrée l’Eucharistie, là aussi est l’Église.” Deux principes théologiques qui prennent une actualité concrète. 

La paroisse est, en premier plan, la visibilité et la lisibilité de l’Église. “Venez et voyez ! ” Plutôt que dans de grands rassemblements médiatisés, c’est dans de petites communautés locales que l’Église invite à “rompre le Pain et partager l’amour fraternel”. Icône de l’Église, la paroisse ne renvoie au prototype que si elle n’est pas “bricolée” n’importe comment. C’est aussi dans la vie de la paroisse que le chrétien fait l’expérience de la diversité acceptée. Il découvre l’unité de foi à travers la diversité des vies. Il découvre comment une foi unique peut prendre des formes culturelles diverses. Il apprend à distinguer le “nécessaire” de l’“accessoire”. Il reconnaît la ressemblance de l’autre en admettant sa différence. Seul ce qui nous est essentiel nous est commun. 

Alors, pourquoi se fait-il que certains chrétiens, ou bien ne reconnaissent pas les signes de l’Église dans la paroisse, ou bien ne découvrent pas dans l’Église les expériences de la vie paroissiale ? Pourquoi la tentation du repli, du ghetto paroissial ? 

Trois écueils qui contreviennent à l’expérience de l’Église dans la paroisse

Pour faire l’expérience de l’Église, il faut des signes concrets. De la tension non-résolue entre Eglise et paroisses naît un grand risque : ou bien l’une efface, dilue les autres ; ou bien les unes ignorent l’autre. On peut suggérer quelques causes : l’“absence” de la présence épiscopale ; les difficultés de dialogue horizontal et vertical ; les complications des juridictions ; la division entre les primats ; les divisions à l’intérieur de certaines juridictions ; la faiblesse du tissu paroissial ; la pénétration de l’“esprit du monde” : nationalisme, luttes de préséance… Je prendrai trois exemples qui nous touchent de près et constituent trois problèmes cruciaux, et parfois crucifiants. 

Premièrement, l’évêque et la paroisse. Le problème actuel de la paroisse est d’abord un problème d’épiscopat. On connaît le renversement qui s’est produit dans l’histoire : initialement, l’évêque présidait la liturgie et assurait l’évangélisation, en communion avec le presbyterium, les prêtres “de second rang”, qui avaient le charisme de gouverner et d’enseigner le peuple. Ils étaient des “conseillers administratifs de l’évêque”, comme le souligne le métropolite Jean (Zizioulas). Exceptionnellement, ils présidaient l’Eucharistie en l’absence de l’évêque. Mais, devant l’extension des diocèses ou les persécutions, les paroisses sont nées et les prêtres ont remplacé l’évêque dans la liturgie et l’évangélisation d’une communauté particulière. Ils sont devenus des quasi-évêques, tandis que l’évêque a eu tendance à se limiter au gouvernement, à l’administration, à la coordination, ne célébrant et ne prêchant plus que dans son église cathédrale. Pourtant, le lien avec l’évêque et l’insistance sur l’évêque comme seul président de l’Eucharistie ont été maintenus sous des formes diverses : le fermentum [parcelle de pain consacré, que l’évêque envoyait dans les Eucharisties célébrées par les presbytres et que ceux-ci mêlaient à leur propre Eucharistie. NDLR], l’antimension, le trône, la commémoration du nom de l’évêque par le prêtre… 

Ubi episcopus, ibi ecclesia” . Quand l’évêque est absent, où est l’Église ? Pourtant, il faut bien vivre, célébrer, évangéliser… D’où actuellement une certaine tendance “presbytérienne” dans nos communautés. On ne peut s’en référer à l’évêque, lointain, absent. Ou alors, il faut suivre la “voie de service” qui, comme souvent dans les administrations, devient une “voie de garage”. Alors paraît s’appliquer le principe : “Là où est célébrée l’Eucharistie, là aussi est l’Eglise.” 

“Quand l’évêque est là, le prêtre n’est plus rien”, nous dira-t-on. Mais pour que, en l’absence de l’évêque, le prêtre soit quelque chose, il faut que l’évêque soit présent, marque sa présence, soit lui-même quelqu’un, aux yeux des fidèles. Non seulement un nom dans les ecténies, mais un visage, une voix. 

L’absence de l’évêque, de ses signes concrets, aboutit à une conscience abstraite de l’Église : ou bien elle est perçue comme une “institution” ; ou bien elle est sentie d’une manière “mystique”, comme une réalité “spirituelle”, évanescente, creuse.

La sacramentalité de l’Église est en jeu. Le trône épiscopal dans l’église devient la niche vide qui marque l’absence plus qu’une présence. […] 

“L’église est notre maison commune à tous et vous nous précédez quand nous entrons. Nous vous saluons aussitôt en vous donnant la paix” (saint Jean Chrysostome. Homélie sur Mt 32/33,6). Le Peuple de Dieu ne peut pas exister séparément des évêques, mais un évêque sans Peuple de Dieu n’est rien. C’est l’évêque qui manifeste l’Église dans sa plénitude, sa catholicité. A condition que cela se réalise d’une manière concrète, visible, conformément aux conditions de l’Incarnation. 

Deuxièmement, le prêtre et la paroisse. Il n’y a pas d’église locale sans évêque. Il n’y a pas de paroisse sans prêtre. Le problème de la paroisse est aussi un problème de presbytérat (et de diaconat). La situation actuelle, dans la diaspora, n’est pas satisfaisante. Le prêtre est trop souvent un desservant qui “dessert” des communautés locales dispersées, éloignées, au risque qu’elles deviennent des “stations- service” liturgiques et sacramentelles. Le dévouement des prêtres n’est pas en cause : il dépasse même souvent les limites du supportable. 

C’est l’image et la fonction du prêtre qui doivent être restaurées. Comme l’évêque pour son diocèse, le prêtre est au service d’une communauté. Il est présent à cette communauté. A partir du moment où existe une communauté locale, répondant à un besoin, à une demande, portée par les fidèles, il est normal qu’elle ait un prêtre.

Il n’est pas plus logique d’avoir une paroisse sans prêtre qu’un diocèse sans évêque. Comme un évêque est ordonné pour un diocèse, un prêtre est ordonné pour une communauté. 

Mais il n’est pas nécessaire que le prêtre soit à temps complet l’“employé” de la paroisse. Il ne faut pas attendre qu’une paroisse soit assez forte économiquement pour “faire vivre” un prêtre (et sa famille). […] Le prêtre, en lien constant avec d’autres milieux que l’Église, aura quelque chance de mieux sentir la réalité locale environnante et de pressentir les attentes des hommes que le message évangélique ne touche pas ou plus. […] 

Troisièmement, les fidèles et la paroisse. On arrive enfin aux derniers acteurs de la vie paroissiale. Le baptême, et la chrismation, qui fait entrer dans un “peuple de rois, de prêtres, de prophètes”, est un engagement. On l’oublie parce que, pour la plupart d’entre nous, cet engagement a été pris par d’autres. Je ressens un malaise devant la manière actuelle de célébrer le baptême : je ne dis pas son rituel, mais les conditions dans lesquelles il de déroule souvent : en privé, sans lien suffisant avec la communauté. Ce sacrement central de la vie chrétienne devrait être replacé dans son cadre ecclésial, communautaire et pascal ! 

À partir du moment où j’entre dans une église pour participer à un office, où je demande un sacrement, pour moi ou mes enfants, je renouvelle cet engagement, avec toutes ses conséquences. Entrant dans la communauté, je passe de la solitude à la communion, de l’individualisme au service. Chacun a sa fonction et celle du “laïc” n’est pas d’être passif. Pour beaucoup, l’église et la paroisse sont un lieu où l’on reçoit, où l’on est servi – le prêtre étant le servant – un lieu de consommation spirituelle. Mais on ne peut se contenter de prendre sans donner. 

Le cléricalisme – dont, quoiqu’on dise, l’église orthodoxe n’est pas exempte – se nourrit de l’attitude de certains prêtres et de celle de beaucoup de laïcs. Il serait intéressant d’étudier la déviance relativement tardive des mots clerc, clergé, laïc, laïcat, et ses conséquences désastreuses pour la vie ecclésiale. Car les mots changent en même temps que les choses. 

Ce qui m’intéresse ici, c’est moins la tentation de pouvoir de certains prêtres que le cléricalisme de bien des laïcs qui croient que dans la communauté, le prêtre est le centre de tout, que tout doit passer par lui, que rien ne peut se faire sans lui. Il y a des chrétiens “cléricodépendants”, comme d’autres sont “monachodépendants”. 

Pour rétablir l’ordre des choses, il faut partir de la constatation de saint Jean Chrysostome : “L’église est notre maison à tous, et vous nous précédez quand nous entrons.” La communauté préexiste à la paroisse. Elle se prend donc en charge : les finances, le service caritatif, la catéchèse… Des hommes et des femmes enseignent, animent la vie paroissiale, organisent des temps de prière, des rencontres fraternelles, créent des relations entre les membres, assurent l’entretien de l’église… Quand la communauté a pu “produire” son prêtre– ou qu’elle en a reçu un – la paroisse se constitue. Serait-ce alors le moment où le tissu communautaire devrait se défaire, pour laisser – ou inciter – le prêtre à tirer toutes les ficelles ? Et laisser les fidèles se déposséder de leurs charismes et se décharger de leurs tâches ? 

La communauté a dû inventer une certaine forme de vie communautaire : il n’y a pas de modèle universel. Il serait même dangereux, dans la situation qui est la nôtre, de vouloir répéter des modèles appartenant à des “sociétés chrétiennes” qui n’existent plus, sauf en de rares régions, des modèles qui, de plus, n’épuisent pas toutes les possibilités d’invention de la vie paroissiale. 

Mais il est vrai que les plus fervents, et souvent les plus actifs, ont en tête un certain modèle de vie communautaire et liturgique. C’est – même inconsciemment – un modèle monastique, car c’est dans les monastères qu’ils ont éprouvé la plénitude de la vie chrétienne. Or, la vie paroissiale les laisse insatisfaits : il faut supporter une certaine médiocrité, un rythme liturgique irrégulier, l’équivoque de certaines adhésions, la turbulence des enfants, la désinvolture de certains chrétiens sociologiques… La tentation est de rejoindre les monastères pour les grandes fêtes… 

Reste finalement à porter le grand défi de la paroisse : l’hésychia. “Supportez-vous les uns les autres avec charité : appliquez-vous à conserver l’unité de l’Esprit par ce lien qu’est la paix. Il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu” (Ep 4,2-4). Il conviendrait de relire toute la première épître de saint Jean : “Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas” (4, 20). 

Il faut regretter, et même protester contre le fait que le moment le plus explicite de la charité fraternelle, de la communion fraternelle, soit aujourd’hui occulté dans les rites liturgiques. Au moment où le prêtre invite la communauté : “Aimons-nous les uns les autres, afin que dans un même esprit nous confessions le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible”, à ce moment-là les fidèles échangent le baiser de paix. Eh non ! Aujourd’hui, seul le clergé accomplit le rite. Un usage antique et général, largement attesté, place le baiser de paix avant le Symbole de foi, avant l’anaphore : “Quand tu apportes ton offrande à l’autel…” (Mt 5, 23-14) Non pas la parole seule, mais un signe réel, concret. Ce n’est pas un geste psychique. Il témoigne : par le signe de l’amour mutuel, par l’affirmation de l’unité, il réalise la présence de l’amour mutuel, par l’affirmation de l’unité, il réalise la présence effective du Christ dans la communauté : “Le Christ est parmi nous. – Il l’est et il le sera.” Un geste sacramentel, au même titre, si j’ose dire, que l’épiclèse sur les Dons. Un geste dont on a besoin, comme on a besoin de tous les signes et symboles de la Liturgie. 

Y renoncer, c’est amputer la Liturgie, lui ôter de sa force agissante. C’est aussi un indice de cléricalisme qui va dans le même sens que d’autres évolutions regrettables : alors que bien des fidèles communient rarement, le clergé communie à chaque Liturgie ; des prières essentielles sont dites à voix basse, alors qu’elles se conjuguent toujours avec le nous communautaire ; le clergé et les fidèles communient séparément et de manière différente… 

Je termine – je ne conclus pas – sur ce point. Parce qu’il illustre un des thèmes sous-jacents à mon propos : ce qui fait d’une paroisse – c’est-à-dire d’une communauté d’hommes, de femmes, d’enfants, d’évêque, de prêtres, de diacres, de fidèles – une église, c’est la présence eucharistique du Christ au milieu d’eux, une présence proclamée, célébrée, attestée, réalisée, vécue dans l’amour fraternel : “Le Christ est parmi nous. Il l’est et il le sera.” Et non seulement le Christ est au milieu d’eux, mais eux-mêmes, réunis, unis, sont un dans le Christ : la plénitude ecclésiale du Corps du Christ est ainsi réalisée. 

Alors intervient le dilemme : paroisse ou Église ?

Noël Ruffieux

Noël Ruffieux est un penseur orthodoxe suisse, auteur de plusieurs ouvrages, spécialiste des questions pastorales, qui a notamment enseigné à la Faculté théologique de Fribourg. Il a publié entre autre : Réparer la maison de Dieu – Pour la communion dans l’Église, éd. Médiaspaul, 2020.

Le présent article est issu d’une communication présentée le 8 mars 1998, lors du Dimanche de l’orthodoxie, organisée dans les locaux de l’Institut de théologie orthodoxe de Paris (Institut Saint-Serge) par la Fraternité orthodoxe de la région parisienne. Il a été publié dans le SOP (227.3).

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