Sur un morceau de papier plié, mon fils de sept ans a écrit un nombre au feutre noir. Il y a d’abord un « 1 », et puis des « 0 ». Beaucoup de « 0 ». Cent-vingt-neuf « 0 », très exactement. Ça fait un nombre très long, et d’ailleurs il occupe trois lignes sur le papier.
Légolas – c’est le prénom de mon fils – m’a précisé que c’était à la fin d’une journée de classe, et qu’il voulait faire un cartel indiquant le prix de quelque chose de « cher ». Mais a-t-il seulement soupçonné, le petit inconscient, que, même en centimes d’euros, 10^129 (« dix puissance cent-vingt-neuf ») cela représente environ 10^111 fois l’estimation de la valeur totale de la Terre faite par l’astrophysicien américain Greg Laughlin en 2011 ? Ce dernier avait alors évalué que la Terre coûtait 5 millions de milliards de dollars. Howard C. McAllister, professeur à l’université de Hawaï, a calculé, quant à lui, le nombre total de grains de sable sur la Terre : c’était en 1997, et Howard est arrivé au résultat de 7,5 x 10^18 grains de sable. Nous sommes encore très loin du Nombre de Légolas. Mais voyons plus grand : le nombre total d’atomes dans l’univers observable est, selon une méthode de calcul à partir des équations de Friedmann, qui sont les équations de la relativité générale écrites dans le contexte d’un modèle cosmologique homogène et isotrope, de l’ordre de 10^80 atomes. Le Nombre de Légolas est donc encore mille milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de fois plus grand que le nombre total des atomes.
Ce que Légolas a couché sur le papier n’est, en fait, pas une quantité. C’est l’infini. Alors je ne suis pas bête, hein, moi aussi j’ai fait des classes prépa, une école d’ingénieur, des maths et encore des maths. Je sais bien que si on ajoute 1 au Nombre de Légolas, on obtiendra un nouveau nombre, supérieur à celui de Légolas. Oui, mais voilà : qui parmi vous a, un jour, écrit un « 1 », puis cent-vingt-huit « 0 », et puis un « 1 » ? Hein ? Qui l’a fait ? Personne. C’est bien ce qu’il me semblait.
Je saisis à nouveau le petit cartel, et observe la suite de zéros. Ils sont collés, collés-serrés. Forcément, il fallait en mettre beaucoup. Au début, ils sont gros et réguliers, et puis la taille se réduit, la main fatigue, probablement, et la ligne de zéros se met à onduler, à danser. Il y a même de l’art, du mouvement dans ce nombre. Parfois, le zéro n’est pas très rond. Parfois, le zéro est moche. Il y a de la diversité. Parfois le zéro, mal refermé, ressemble à un cœur, et l’amour survient, comme par effraction. Parfois, l’encre pâlit, le stylo feutre marque un peu de faiblesse. Est-ce la fin des zéros ? Mais non, la série repart de plus belle, le feutre a repris de la vigueur. Il y a du drame, du doute, de l’obstination dans ce nombre.
Le Nombre de Légolas est grand comme l’Univers, comme toutes les choses, comme toutes les histoires, comme la vie elle-même. Il est même un peu plus grand que cela. Il approche quelque chose d’autre. Écrire ce nombre, c’est peut-être la seule façon correcte de parler de Dieu.
Qu’un garçon de sept ans puisse en quelques minutes, équipé d’un feutre défaillant et la langue tirée, se faire ainsi tout à la fois scientifique, artiste et théologien, voilà un mystère surprenant. Je repense aux mots de Jésus parlant des enfants : « Le Royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent. » (Mt 19,14). Peut-être bien qu’Il avait raison.
Paul de Vulpillières
Ingénieur de formation passé par la production audiovisuelle, Paul de Vulpillières est auteur et scénariste de bande-dessinées. Il est notamment l’auteur de L’aventure domestique et Aux confins intérieurs, et le scénariste de Carlo Acutis, En route vers le ciel (éd. Emmanuel).
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